Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde

Juste la fin du monde est l'une des dernières œuvres de Jean-Luc Lagarce, écrite peu de temps après qu'il a appris sa séropositivité. Dans cette pièce, le héros, Louis, décide de rendre visite à sa famille pour lui annoncer sa mort prochaine. Le ton oscille alors entre tragique et dérision.
Ce retour chez lui, Louis, l'a plusieurs fois rêvé, imaginé. Il rentre avec le désir de se faire reconnaître par les siens : c'est-à-dire de leur donner une seconde chance d'apprendre à le connaître et de leur permettre de découvrir ses qualités. Pour ce faire, il tente de déjouer la mécanique familiale habituelle : déjouer l'intrigue qu'il entrevoit, déjouer la distribution habituelle des rôles dans la famille. Mais il réalise vite que ce projet n'est pas « jouable » et qu'il est condamné à endosser son costume habituel, comme le lui assène son frère Antoine dans la scène 3 de la Deuxième Partie : « car tu le voudrais, tu ne saurais plus t'en défaire, tu es pris à ce rôle ». Et chacun joue en effet sa comédie familière et familiale : Louis, en frère aîné « désirable et lointain, distant », Antoine, en frère au « mauvais caractère, borné », Suzanne, en petite sœur qui parle trop, la mère en matrone qui ressasse et Catherine, en belle-sœur « simple, claire, précise ». Pris dans cet engrenage, Louis échoue à se faire reconnaître, comme l'entérine encore Antoine à la scène 11 de la Première partie.
L'effondrement des espoirs de retour de Louis se traduit par l'absence d'action qui caractérise cette pièce : il ne se passe rien, les seuls actes observables sont des actes de langage. Or, soit le dialogue ne prend pas entre les personnages dans les scènes de groupe, soit la parole est confisquée par un seul personnage durant une scène entière, donnant lieu à une succession de monologues. De ce fait, la parole aussi se révèle être en échec. Les personnages ne font qu'énoncer ce qu'ils feraient si, ce qu'ils diraient si… Ils se complaisent en fausses promesses, comme la mère qui demande à Louis de mentir à la scène 8 de la Première partie : « même si ce n'est pas vrai, un mensonge qu'est-ce que ça fait ? Juste une promesse qu'on fait en sachant par avance qu'on ne la tiendra pas ».
Ainsi, les personnages ne réussissent pas à se parler, chacun se heurtant à la difficulté de dire à l'autre ce qu'il voudrait exprimer. Louis le premier avoue dans la scène 5 de la Première partie qu'il « ne trouve pas les mots » face à cette famille qui l'aime déjà comme un mort, « sans pouvoir ni savoir jamais rien [lui] dire ». Dès lors que l'un des personnages prend la parole, ou bien il s'excuse de le faire ou bien il s'emploie à fournir une interprétation des mots qu'il prononce. C'est que la parole des personnages est minée par l'omniprésence du passé : un passé que chacun recrée à sa façon, sur lequel chacun à son mot définitif à dire. Tout est déjà joué, il n'y a plus rien à jouer : Louis s'érige en narrateur et en témoin d'une histoire qu'il observe sans parvenir à y participer vraiment, situant cette pièce à la lisière du texte narratif.
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