Texte de Simone de Beauvoir, analyse de l'image (sujet 2025)

Énoncé

A – Texte littéraire
«  Dans toute mon existence, je n'ai connu aucun instant que je puisse qualifier de décisif ; mais certains se sont rétrospectivement chargés d'un sens si lourd qu'ils émergent de mon passé avec l'éclat des grands événements. Je me rappelle mon arrivée à Marseille comme si elle avait marqué dans mon histoire un tournant absolument neuf.
J'avais laissé ma valise à la consigne(1) et je m'immobilisai en haut du grand escalier. « Marseille », me dis-je. Sous le ciel bleu, des tuiles ensoleillées, des trous d'ombre, des platanes couleur d'automne ; au loin des collines et le bleu de la mer ; une rumeur montait de la ville avec une odeur d'herbes brûlées et des gens allaient, venaient au creux des rues noires. Marseille. J'étais là, seule, les mains vides, séparée de mon passé et de tout ce que j'aimais , et je regardais la grande cité inconnue où j'allais sans secours tailler au jour le jour ma vie. Jusqu'alors, j'avais dépendu étroitement d'autrui ; on m'avait imposé des cadres et des buts  ; et puis, un grand bonheur m'avait été donné. Ici, je n'existais pour personne ; quelque part, sous un de ces toits, j'aurais à faire quatorze heures de cours chaque semaine : rien d'autre n'était prévu pour moi, pas même le lit où je dormirais ; mes occupations, mes habitudes, mes plaisirs, c'était à moi de les inventer. Je me mis à descendre l'escalier ; je m'arrêtais à chaque marche, émue par ces maisons, ces arbres, ces eaux, ces rochers, ces trottoirs qui peu à peu allaient se révéler à moi et me révéler à moi-même.
Sur l'avenue de la gare, à droite, à gauche, il y avait des restaurants aux terrasses abritées par de hautes verrières. Contre une des vitres, j'aperçus un écriteau : « Chambre à louer ». Ce n'était pas une chambre selon mon cœr : un lit volumineux, des chaises et une armoire ; mais je pensai que la grande table serait commode pour travailler, et lapatronne me proposait un prix de pension qui me convenait. J'allai chercher ma valise, et je la déposai au Restaurant de l'Amirauté. Deux heures plus tard, j'avais rendu visite à la directrice du lycée, mon emploi du temps était fixé  ; sans connaître Marseille, déjà j'y habitais. Je partis à sa découverte.
J'eus le coup de foudre. Je grimpai sur toutes ses rocailles, je rôdai dans toutes ses ruelles, je respirai le goudron et les oursins du Vieux-Port, je me mêlai aux foules de la Canebière(2), je m'assis dans des allées, dans des jardins, sur des cours paisibles où la provinciale odeur des feuilles mortes étouffait celle du vent marin.  »
Simone de Beauvoir, La Force de l'âge, 1960

B – Image
Texte de Simone de Beauvoir, analyse de l'image (sujet 2025) - illustration 1
La Robe rose, Frédéric Bazille, 1864, Musée d’Orsay, Paris
I. Compréhension et compétences d'interprétation (32 points)
1. Que vient faire la narratrice à Marseille ? Justifiez votre réponse par deux citations du texte. (4 points)
Quel est l'objectif précis de la narratrice dans cette nouvelle ville ? Cherchez le champ lexical de l'école. Quel âge a la narratrice ? Va-t-elle se trouver à la place d'élève ou à celle d'enseignante ?
2.  « Dans toute mon… » à « tournant absolument neuf. » :
À quoi voit-on dans ce passage que la narratrice vit un moment important de sa vie ? Deux éléments de réponse justifiés par des citations du texte sont attendus. (4 points)
Pourquoi la narratrice choisit-elle de raconter, des années plus tard, cet épisode en particulier ? Comment comprend-on l'importance de ce souvenir ? Appuyez-vous particulièrement sur le premier paragraphe du texte, sur le champ lexical du souvenir, sur les superlatifs. Donnez deux éléments de réponse, justifiés par une citation.
3.  « J'avais laissé ma… » à « révéler à moi-même. » :
Qu'est-ce qui permet de dire qu'une vie nouvelle commence pour elle ? Trois éléments de réponse justifiés, chacun, par une citation du texte sont attendus. (6 points)
En quoi cette arrivée à Marseille bouleverse-t-elle ce que la narratrice a connu jusqu'alors, professionnellement, familialement, personnellement ? En quoi cette arrivée est-elle à la fois effrayante et excitante ?
4. Comment l'émerveillement de la narratrice pour la ville de Marseille se manifeste-t-il ? Deux éléments de réponse sont attendus. Chacun d'eux s'appuiera sur l'identification précise et l'analyse d'un procédé d'écriture. (6 points)
Repérez les figures de style qui permettent à la narratrice d'insister sur la description et la fascination que la découverte de Marseille lui procure. Observez la construction et l'enchaînement des phrases. Comment la ville est-elle considérée ? Comment est-elle rendue vibrante, vivante ? De quelle manière sollicite-t-elle les sens (vue, odorat, etc.) ?
5. Quels traits de caractère attribuez-vous à la narratrice à la lecture de ce texte ? Trois éléments de réponse justifiés chacun par une citation sont attendus. (6 points)
6. Image
D'après vous, ce tableau pourrait-il illustrer le texte ? Vous développerez votre réponse en vous appuyant sur trois arguments. Chacun devra être justifié en vous référant au texte et à l'image. (6 points)
Comparez les personnages en tenant compte de leur âge apparent, de leur posture et de leur attitude ( « Je me rappelle… » à « jour ma vie. »). Analysez également le type de lieu représenté dans le tableau et décrit dans le texte, ainsi que l'atmosphère qui s'en dégage ( « J'avais laissé ma… » et suivantes).
II. Grammaire et compétences linguistiques (18 points)
7. 
« J'étais là, seule les mains vides, séparée de mon passé et de tout ce que j'aimais » ( « J'étais là, seule,… »- « , et je… »)
a) Quelle est la classe (ou nature) grammaticale du mot souligné ? (1 point)
b) Justifiez la terminaison de ce mot. (1 point)
8. 
« j'avais rendu visite à la directrice du lycée, mon emploi du temps était fixé »
a) Recopiez le passage ci-dessus puis placez entre crochets les différentes propositions et précisez la classe (ou nature) grammaticale de chacune. (2 points)
b) Comment sont-elles reliées ? Comment qualifie-t-on ce lien ? (1 point)
Une proposition est un groupe de mots organisé autour d'un verbe conjugué. Lorsqu'elle ne dépend d'aucune autre proposition, on parle de proposition indépendante. Pour rappel, les propositions indépendantes peuvent être juxtaposées (séparées par une ponctuation) ou coordonnées (reliées par une conjonction de coordination).
9. 
« je m'immobilisai en haut du grand escalier. » ( « J'avais laissé ma… »)
a) Identifiez et nommez les trois éléments qui composent le mot souligné. (1,5 point)
b) Expliquez le sens de ce verbe puis trouvez un mot de la même famille. (1,5 point)
10. Réécrivez le passage suivant en remplaçant « je » par « nous », « nous » désignant la narratrice et une amie. (10 points)
« J'étais là, seule, les mains vides, séparée de mon passé et de tout ce que j'aimais, et je regardais la grande cité inconnue où j'allais sans secours tailler au jour le jour ma vie. Jusqu'alors, j'avais dépendu étroitement d'autrui ; on m'avait imposé des cadres et des buts ». ( « J'étais là, seule,… » à « et des buts »)
La réécriture vous demande de procéder à un passage du sujet du singulier au pluriel. Attention à l'accord des verbes à l'imparfait avec un sujet au pluriel ! Attention également à l'accord des participes passés : « séparée », « dépendu », « imposé » : l'auxiliaire est-il être ou avoir ?
Veillez à accorder l'adjectif « seule ». Enfin, la transposition de certains déterminants et pronoms sera nécessaire.
Dictée (10 points)
« Jamais je ne m'ennuyais : Marseille ne s'épuisait pas. Je suivais la jetée battue par l'eau et le vent, je regardais les pêcheurs, debout entre les blocs de pierre où se brisaient les lames ; je me perdais dans la tristesse des docks. Dans les vieux escaliers et les vieilles ruelles, sur les marchés aux poissons, une vie toujours neuve me remplissait les yeux et les oreilles.
J'étais contente de moi ; au jour le jour, je construisais sans secours mon bonheur. Il y avait des fins d'après-midi un peu mélancoliques, quand, au sortir du lycée, je revenais, à travers le crépuscule, vers ma chambre où rien ne m'attendait : mais je trouvais de la douceur à cette nostalgie que je n'avais jamais connue dans le brouhaha de Paris. »
D'après Simone de Beauvoir, La Force de l'âge, 1960.

Rédaction (40 points)
Vous traiterez à votre choix l'un des sujets suivants :
Sujet d'imagination
Quelque temps plus tard, la narratrice écrit une lettre à ses parents dans laquelle elle raconte les jours qui ont suivi son arrivée dans la ville.
Vous décrirez les expériences vécues, les lieux explorés, les personnes rencontrées et exprimerez les impressions que lui procurent ces découvertes.
Sujet de réflexion
Pensez-vous que la littérature et les arts en général permettent aux lecteurs et aux spectateurs de découvrir des lieux, réels ou fictifs, comme s'ils y étaient ?
Vous présenterez votre réflexion dans un développement argumenté et organisé. Vous illustrerez votre propos à l'aide d'exemples issus de vos lectures et de votre culture artistique personnelle (cinéma, peinture, bande dessinée…).
Procéder par étapes
Étape 1. Lisez attentivement le sujet. Repérez et soulignez les mots-clés : « la littérature et les arts », « lecteurs et spectateurs », « découvrir des lieux réels ou fictifs », « comme s'ils y étaient ». On vous demande de trouver les raisons qui poussent quelqu'un à créer une œuvre autobiographique.
Étape 2. Repérez la forme du texte à produire : « Vous présenterez votre réflexion dans un développement argumenté ». Il faut donc respecter :
\bullet le genre argumentatif : le développement organisé, la progression des arguments et des exemples (puisés dans « issus de vos lectures et de votre culture artistique personnelle ») ;
\bullet le temps de l'argumentation : le présent et les temps qui s'articulent avec lui ;
\bullet la composition en parties et paragraphes.
Étape 3. Vous devez développer un plan dialectique puisque deux thèses se confrontent : oui, la littérature et les arts permettent aux lecteurs et aux spectateurs de découvrir des lieux, réels ou fictifs, comme s'ils y étaient… mais cette découverte a des limites.
Étape 4. Interrogez-vous pour trouver des arguments et des exemples. Quelles œuvres représentant des lieux connaissez-vous, étudiées en classe ou issues de votre culture (livres, films, tableaux…) ?
Étape 5. Établissez le plan de votre devoir.
L'introduction introduit le thème et expose le problème.
Pour chacune des grandes parties, il faudra trouver au moins deux arguments et les expliciter à l'aide d'un exemple. Il faudra veiller à utiliser :
  • le présent ;
  • le retour à la ligne pour matérialiser les paragraphes ;
  • des connecteurs logiques (tout d'abord, ensuite, enfin, toutefois, pourtant, or, etc.) ;
  • un saut de ligne après l'introduction et avant la conclusion.
La conclusion fait un bilan sur le sujet.
Étape 6. Une fois votre plan clairement établi au brouillon, rédigez votre texte, puis relisez-vous et corrigez d'éventuelles erreurs de ponctuation, d'orthographe. Pensez à utiliser le dictionnaire.
(1)Endroit où l’on peut déposer ses bagages.
(2)Avenue célèbre dans le centre historique de Marseille.

Corrigé

Compréhension et compétences d'interprétation
1. La narratrice arrive à Marseille pour travailler en tant qu'enseignante :
« J'aurais à faire quatorze heures de cours par semaine » ; « J'avais rendu visite à la directrice du lycée, mon emploi du temps était fixé ».
2. Ce souvenir est mis en valeur, car il fait partie de ceux « chargés d'un sens si lourd qu'ils émergent de [son] passé » : il a donc participé à la construction personnelle de la narratrice. Il marque une rupture, un renouveau dans la vie de la narratrice, « un tournant absolument neuf ». Il relève de l'extraordinaire : il a « l'éclat des grands événements ».
L'utilisation des superlatifs et des hyperboles renforce le caractère inédit et décisif de ce moment.
3. 
  • La narratrice arrive dans une « grande cité inconnue » pour commencer un nouveau métier : « quelque part, sous un de ces toits, j'aurais à faire quatorze heures de cours par semaine ».
  • L'arrivée à Marseille marque une rupture avec sa vie d'avant : « séparée de mon passé et de tout ce que j'aimais ».
  • La narratrice va pouvoir acquérir une autonomie qu'elle n'avait pas : « jusqu'alors, j'avais dépendu étroitement d'autrui ».
  • Elle sera désormais indépendante, livrée à elle-même : « j'allais sans secours tailler au jour le jour ma vie ».
  • Elle a tout à construire et à découvrir : « Mes occupations, mes habitudes, mes plaisirs, c'était à moi de les inventer. »
4. La narratrice exprime son émerveillement :
  • par la description de la beauté du paysage qui s'offre à elle, comme le montrent les énumérations d'éléments descriptifs pluriels « sous le ciel bleu, des tuiles ensoleillées, des trous d'ombre, des platanes couleur d'automne » ou « ces arbres, ces eaux, ces rochers, ces trottoirs » ;
  • par son excitation, son envie de s'immerger dans la ville pour en découvrir tous les aspects, comme l'expriment l'anaphore de « je » et l'énumération de compléments circonstanciels de lieu : « je grimpai sur toutes ses rocailles, je rôdai dans tous ses ruelles », ainsi que l'abondance des propositions juxtaposées qui traduisent l'idée de mouvement, de hâte : « je respirai le goudron […], je me mêlai aux foules de la Canebière, je m'assis dans des allées… » ;
  • par la description d'une ville qui éveille les sens : la vue (« ciel bleu », « couleurs d'automne »), l'ouïe (« une rumeur », « foules »), l'odorat (« je respirai le goudron et les oursins du Vieux-Port »), le toucher (« vent marin »).
  • par la personnification de cette ville dont elle tombe littéralement amoureuse : métaphore « J'eus le coup de foudre », apostrophe répétée « Marseille. »
5. 
  • La narratrice est indépendante, avide de liberté : « un grand bonheur m'avait été donné. Ici, je n'existais pour personne. » ; « mes occupations, mes habitudes, mes plaisirs, c'était à moi de les inventer ». Elle a le courage de commencer, seule, une nouvelle vie dans une ville inconnue.
  • La narratrice est curieuse, audacieuse, déterminée : « sans connaître Marseille, déjà j'y habitais. Je partis à sa découverte ». « Je grimpai sur toutes ces rocailles, je rôdai dans toutes ses ruelles… »
  • La narratrice est enthousiaste, optimiste, positive  : « J'eus le coup de foudre », « Ce n'était pas une chambre selon mon cœr […] mais je pensai que la grande table serait commode pour travailler ».
  • La narratrice est sensible : « émue par ces maisons, ces arbres, ces eaux, ces rochers ».
6. Ce tableau pourrait tout à fait illustrer le texte :
  • Le personnage au premier plan du tableau, de dos, est une jeune fille, comme celle du texte qui est âgée de vingt-trois ans ; elle contemple et surplombe la ville qui se trouve au second plan, comme dans le texte : « je m'immobilisai en haut du grand escalier ».
  • La ville et le temps représentés sur le tableau (ciel clair, lumière sur les maisons) comportent des similitudes avec Marseille décrite dans le texte : « sous le ciel bleu », « des tuiles ensoleillées ».
  • La jeune fille du tableau semble pensive, le regard tourné vers l'horizon, peut-être symbole d'avenir, et rappelle en cela la détermination et l'excitation du personnage du texte : « je regardais la grande cité inconnue » ; « émue par ces maisons, ces arbres, ces eaux, ces rochers, ces trottoirs qui peu à peu allaient se révéler à moi ».
On peut toutefois mentionner des différences entre le texte et le tableau :
  • Le cadre est différent : le lieu du tableau est plus champêtre (collines, sapins) que le texte qui renvoie à une ville en bord de mer : « le bleu de la mer ».
  • La jeune fille sur le tableau semble davantage dans la contemplation, voire la mélancolie, et on ne voit pas les expressions de son visage, car elle est de dos ; alors que la narratrice éprouve des émotions fortes et se décrit comme toujours en mouvement, dans l'urgence de tout découvrir : « je grimpai sur toutes ses rocailles, je rôdai dans toutes ses ruelles… ».
Grammaire et compétences linguistiques
7. a) 
« séparée » est un participe passé employé comme adjectif.
b) Il s'accorde en genre et en nombre avec le sujet « j' » (la narratrice est une femme), car c'est un attribut du sujet.
8. a) 
« [J'avais rendu visite à la directrice du lycée], [mon emploi du temps était fixé] »
Chacune de ces propositions est une proposition indépendante.
b) Elles sont reliées uniquement par une virgule. Ce sont donc des propositions juxtaposées.
9. a) 
Le mot « immobilisai » est formé du préfixe privatif im-, du radical -mobilis- et de la terminaison du passé simple -ai.
b) Ce mot signifie « rendre immobile, priver de mouvement, empêcher de bouger ». « immobile », « mobilité », « mobilisation » sont des mots de la même famille.
10. « Nous étions là, seules, les mains vides, séparées de notre passé et de tout ce que nous aimions, et nous regardions la grande cité inconnue où nous allions sans secours tailler au jour le jour notre vie. Jusqu'alors, nous avions dépendu étroitement d'autrui ; on nous avait imposé des cadres et des buts. »
Rédaction
Sujet d'imagination
Cher Papa, chère Maman,
Voilà quelques jours que je suis arrivée à Marseille, et j'ai tant à vous raconter ! Je commence déjà à trouver mes repères, même si ma nouvelle vie est un peu déroutante : pour la première fois, je vis seule, sans vos voix autour de moi, sans repères familiers. Cela me fait drôle, mais je crois que c'est ce que je cherchais en venant ici.
J'ai trouvé une petite chambre au-dessus d'un restaurant, près de la gare. Rien de charmant, mais il est très fonctionnel, avec une large table idéale pour travailler. La propriétaire m'a tout de suite mise à l'aise. Elle me rappelle un peu tante Louise avec son chignon serré et son tablier à carreaux. Elle me donne souvent des conseils sur la ville.
Mon emploi du temps au lycée est maintenant fixé : quatorze heures par semaine, comme prévu. Le bâtiment est ancien mais charmant, et les élèves ont ce mélange d'accent chantant et de curiosité qui me touche. J'ai croisé quelques collègues, dont une jeune professeure de lettres, Élise, qui m'a proposé de me faire visiter la ville.
Une fois installée, j'ai passé mes journées à marcher. J'ai découvert des coins merveilleux : les ruelles aux murs colorés, les escaliers raides, le Vieux-Port où flottent des odeurs de poissons et de sel, la Canebière, animée, bruyante, pleine de vie. J'ai aussi grimpé jusqu'à Notre-Dame-de-la-Garde, celle que l'on surnomme ici « La Bonne mère ». Là-haut, j'ai vu la ville entière s'étendre sous mes yeux, saisie par un mélange d'émotion et de vertige. Dès mon arrivée, Marseille m'a semblé vibrante, presque vivante. Il y a une énergie ici que je ne saurais expliquer. Une sensation de lumière et d'espace. Tout est différent de Paris : les gens sont plus bruyants mais aussi plus chaleureux, les rues sentent le sel et le soleil, et la mer n'est jamais très loin.
Je ne vous cache pas que certains soirs, le silence de ma chambre me pèse. Paris, vous, mes habitudes me manquent parfois. Mais je sens aussi que cette solitude est une chance. Chaque jour, je découvre non seulement un peu plus de Marseille, mais aussi un peu plus de moi-même. Ici, personne ne me connaît, je peux avancer à mon rythme, faire mes propres choix. J'apprends à décider seule, à organiser mes journées, à affronter mes peurs. C'est exigeant, mais profondément formateur.
Je vous embrasse bien fort. J'espère que tout se passe bien à la maison. Écrivez-moi vite.
Avec tout mon amour,
Votre Simone
Sujet de réflexion
La littérature et les arts ont pour vocation d'émouvoir, d'enseigner, de faire réfléchir, de susciter l'imagination, de faire voyager. Ils ont ce pouvoir de représenter des lieux, même les plus imaginaires, avec une grande richesse de détails. Mais ces œuvres permettent-elles vraiment aux lecteurs et aux spectateurs de découvrir ces lieux, réels ou fictifs, comme s'ils y étaient ?
Nous verrons dans un premier temps que les arts peuvent effectivement nous transporter dans d'autres lieux, puis nous verrons que cette découverte peut cependant avoir ses limites.
En premier lieu, on peut considérer que la littérature et les arts permettent bien aux lecteurs et aux spectateurs de découvrir des lieux, réels ou fictifs, comme s'ils y étaient.
Tout d'abord, les arts ont la capacité de donner vie aux lieux évoqués. Par exemple, dans La Force de l'âge de Simone de Beauvoir, la narratrice replonge dans les premiers instants de son arrivée à Marseille. Elle décrit la ville avec force détails qui font appel à tous les sens et nous plongent dans l'atmosphère chaleureuse et les paysages qui lui ont procuré tant d'enthousiasme à cette époque. De même, la peinture réaliste se donne pour but de représenter au plus près le réel, d'en donner l'illusion, comme dans Les Raboteurs de parquet de Gustave Caillebotte, où le peintre a représenté de manière extrêmement fine les détails d'un appartement haussmannien. La bande dessinée est également un support qui amène le lecteur à se figurer directement les lieux représentés : citons par exemple Maus, d'Art Spiegelman, qui utilise des personnages zoomorphes mais reproduit de manière fidèle les camps de concentration. Quant au cinéma et au théâtre, ils donnent directement à voir le lieu de l'intrigue et sont donc des supports privilégiés pour permettre au lecteur de découvrir des lieux : c'est le cas du film Un long dimanche de fiançailles de Jean-Pierre Jeunet, qui reproduit de manière réaliste des scènes de front de la Première Guerre mondiale et immerge ainsi le spectateur dans ces lieux marqués par la violence et la mort.
En outre, l'art et la littérature permettent aussi de s'immerger dans des mondes imaginaires, que l'on ne verra jamais dans la réalité, mais décrits de manière si convaincante qu'ils semblent réels. Ainsi, dans Harry Potter, J.K. Rowling décrit le château de Poudlard, la grande salle par exemple, principale pièce commune où les élèves prennent leur repas et où se déroulent de nombreux événements. Grâce aux descriptions, le lecteur peut imaginer les grandes tables, le plafond magique, comme s'ils existaient vraiment. De même, dans Le Seigneur des anneaux, de J.R.R. Tolkien, les descriptions des terres comme la Comté ou le Mordor permettent de s'y projeter, comme si l'on marchait aux côtés des personnages. On peut aussi citer le genre de la nouvelle fantastique comme La Cafetière de Théophile Gautier : le personnage se retrouve dans un salon ancien où les objets prennent vie ; le lecteur découvre un lieu réel transformé par l'étrangeté.
Cependant, cette expérience de découverte a ses limites : les arts et la littérature ne permettent pas toujours, ou n'ont pas toujours pour but de faire découvrir au public des lieux comme s'ils y étaient.
En effet, l'art et la littérature ne peuvent pas remplacer une expérience réelle. Même si les œuvres donnent une idée des lieux, elles ne permettent pas d'en connaître les odeurs, les bruits ou la sensation de l'espace. Par exemple, lire un roman ou une nouvelle qui se passe à Paris, comme Notre-Dame-de-Paris de Victor Hugo ou La Parure de Maupassant, ne remplacera jamais une promenade réelle dans les rues de la capitale. L'art donne un aperçu, mais ne fait pas vivre totalement le lieu. De même, lire Une vie de Simone Veil permet de se figurer l'horreur des camps, mais cela ne remplacera jamais l'expérience réelle d'une visite à Auschwitz ou ce qu'y ont véritablement vécu les déportés. Enfin, si l'on contemple le Voyageur au-dessus d'une mer de nuages de Caspar David-Friedrich, on en admirera le paysage mais on n'en ressentira pas toutes les sensations, l'air, la lumière changeante, etc.
Par ailleurs, un lieu est toujours représenté à travers la subjectivité de l'artiste. Celui-ci peut par exemple choisir de représenter un lieu de manière exagérée, déformée ou stylisée. On peut citer Nuit étoilée de Van Gogh, qui représente le village de Saint-Rémy-de-Provence vu de la fenêtre de l'asile dans lequel séjourne le peintre. Dans ce tableau postimpressionniste, le ciel est représenté de manière tourmentée, par des touches de pinceau en pointillé qui rompent avec une volonté de réalisme. L'intérêt de l'œuvre réside dans la vision du lieu, poétique et personnelle, de l'artiste ; le but n'est pas de donner au spectateur l'impression d'y être.
Enfin, la représentation d'un lieu peut également avoir pour but, non de donner au lecteur l'impression d'y être, mais d'y ajouter une intention symbolique ou critique. Ainsi, dans 1984 de George Orwell, la description d'un monde totalitaire est exagérée pour dénoncer les dangers du contrôle politique. Le lecteur ne découvre pas un lieu réel, mais une métaphore inquiétante du pouvoir. De même, dans Antigone, de Jean Anouilh, le lieu de l'action, « un décor neutre, avec trois portes semblables », est intemporel et symbolique : ce n'est pas une représentation réaliste d'une ville antique, mais un espace tragique où se joue l'affrontement moral entre Antigone et Créon.
En conclusion, la littérature et les arts peuvent faire découvrir des lieux, réels ou imaginaires, et parfois donner l'impression de s'y trouver, grâce aux descriptions ou à l'imagination. Cependant, cette immersion dépend de nombreux facteurs : l'intention de l'auteur, la sensibilité du public et les limites de l'imaginaire. On peut donc dire que les arts permettent souvent, mais pas toujours, de découvrir un lieu « comme si l'on y était ».