Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde : dissertation

Énoncé

Sujet : Louis est-il un héros tragique ?
Vous répondrez à cette question en vous appuyant sur Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce ainsi que sur des lectures personnelles.

Corrigé

Introduction
Selon le critique Jacques Morel, « le héros tragique entend s'affirmer dans le présent d'une action, fût-elle désespérée. Il n'existe que dans la mesure où il refuse d'être condamné seulement parce qu'il est homme, et veut mériter sa mort ou sa grâce par un acte libre » (La Tragédie). Parce qu'il affirme dans le prologue vouloir « paraître pouvoir là encore décider » et se donner « l'illusion d'être responsable de [lui]-même et d'être […] [s]on propre maître » alors qu'il se sait condamné, Louis peut apparaître comme un héros tragique : à la veille de sa mort, il s'obstine à essayer de renouer les liens avec sa famille. Mais ce qui advient dans cette pièce n'a cependant rien d'une tragédie : personnages, actions, lieu, situations ne sont pas ceux de ce genre dramatique. Louis peut-il encore de ce fait être considéré comme un héros tragique ? Du héros tragique, Louis possède à la fois le destin funeste et l'absence d'espoir. L'histoire dans laquelle il évolue n'est pourtant que celle d'une famille comme les autres. Néanmoins, par l'émotion qu'il provoque, par l'angoisse et le désespoir qui l'étreignent, Louis porte indéniablement en lui une part de tragique.
Une lutte sans espoir
Un héros condamné
Comme les héros tragiques, Louis est par avance condamné. Il sait qu'il n'y aura pas d'autre issue pour lui que la mort. Il ne cherche pas à s'y dérober, à se leurrer mais au contraire à reprendre une certaine maîtrise du cours de sa vie en projetant d'annoncer la nouvelle à ses proches : « dire, / seulement dire, / ma mort prochaine et irrémédiable, / l'annoncer moi-même, en être l'unique messager » (prologue). Se faire le messager de sa disparition à venir c'est, par le langage, regarder la mort en face et la dépouiller de son pouvoir de terreur. Mais ce n'est en aucun cas la contrer et l'épilogue s'ouvre sur ces mots de Louis : « Je meurs quelques mois plus tard, / une année tout au plus ».
Une histoire déjà écrite
Tout comme il se sait condamné, Louis n'ignore pas qu'il se lance, en revenant dans la maison familiale, dans une cause perdue, car tout est déjà joué d'avance : « c'est exactement ainsi, / lorsque j'y réfléchis, / que j'avais imaginé les choses, / vers la fin de la journée, / sans avoir rien dit de ce qui me tenait à cœur / […] je repris la route » (partie 2, sc. 1). Il ne peut alors qu'observer les choses se dérouler de la façon dont il l'avait prévue, vérifier ses hypothèses, se laisser entraîner à inventer ce qui aurait pu être : « On les devine par avance, / on s'amuse, je m'amusais, / on les organise et on fait et on refait l'ordre de leurs vies » (partie 1, sc. 10).
Comme le héros tragique, Louis ne peut ni échapper à une fin funeste ni changer le cours des choses. Mais à la différence de lui, il n'est confronté qu'à de simples événements familiaux.
Une simple histoire de famille
La banalité du quotidien
Juste la fin du monde ne met en scène que la banalité du quotidien familial. Les personnages racontent des anecdotes qui ressemblent à celles de nombreuses autres familles. La mère rappelle ainsi à ses enfants les habituelles promenades dominicales avec leur père : « Pas un dimanche où on ne sortait pas, comme un rite, / je disais cela, un rite, / une habitude » (partie 1, sc. 4). Elle se complaît à donner des détails d'une trivialité bien éloignée de la tragédie, comme lorsqu'elle décrit la façon qu'avait le père de laver sa voiture : « Le matin du dimanche, il la lavait, il l'astiquait, un maniaque, / cela lui prenait deux heures » (partie 1, sc. 4). Par cette description des petites choses de la vie, corollaire de l'absence de toute transcendance dans cette pièce, Juste la fin du monde se trouve très éloignée de la tragédie.
Les sempiternelles disputes familiales
De même, les seules actions qui ponctuent la pièce sont des disputes familiales, celles qui durent et se renouvellent entre les membres de la famille depuis des années et d'autres, qui surgissent tout à coup. Le retour de Louis provoque en effet plusieurs brouilles entre Antoine et Suzanne qui rythment la pièce, Antoine accusant sa sœur de se retourner contre lui depuis que Louis est arrivé : « Toute la journée tu t'es mise avec lui, / tu ne le connais pas » (partie 2, sc. 2). Antoine s'en prend aussi à Louis, n'hésitant pas à le singer dans la scène 9 de la première partie, ce qui l'amène à répliquer : « Tu te payais ma tête, tu essayais ». Autant de chamailleries ordinaires et insignifiantes en comparaison des grandes altercations de la tragédie. Alors que par le prosaïsme de l'histoire qu'elle représente, cette pièce s'oppose en tous points à une tragédie, Louis s'affirme comme un personnage tragique par la détresse qui l'habite et l'émotion qu'il suscite chez le spectateur.
Un désarroi tragique
L'incommunicabilité entre les êtres
Confronté à l'impossibilité de nouer un dialogue avec ses proches, Louis exprime une angoisse poignante dont l'intermède donne toute la mesure. Le découragement qu'il éprouve se traduit par l'image d'une maison aux dimensions démesurées : « dans mon rêve encore, toutes les pièces de la maison étaient loin les unes des autres, / et jamais je ne pouvais les atteindre ». Cette maison aux pièces inatteignables traduit l'impression éprouvée par Louis de ne jamais pouvoir se rapprocher des siens. Ces dialogues impossibles exacerbent son sentiment de solitude : « C'est comme la nuit en pleine journée, on ne voit rien, j'entends juste les bruits, j'écoute, je suis perdu et je ne retrouve personne ». L'égarement de Louis, la sensation d'être éloigné de tous et de tout sont portés au même paroxysme que la solitude du héros tragique.
L'horizon de la mort
C'est aussi le désespoir qui perce chez Louis lorsqu'il évoque sa propre mort — inexorable et de plus en plus proche — qui fait de lui un personnage saisissant. Désespoir parfois mâtiné de révolte et d'ironie comme dans la scène 10 de la première partie, mais qui dissimulent mal le désir lancinant de s'en sortir, malgré tout : « Tous les agonisants ont ces prétentions […] / donner de grands coups d'aile imbéciles, / errer, perdu déjà et / croire disparaître, / courir devant la Mort, prétendre la semer ». C'est ce réflexe de peur et de désespoir d'un homme face à la mort (qui n'attend rien d'un quelconque dieu ni quelconque au-delà), auquel s'oppose la volonté de continuer à vivre, la force de narguer encore la camarde qui, bouleversant le spectateur, le hisse au rang de personnage tragique : « La Mort prochaine et moi, / […] nous nous promenons, / nous marchons la nuit dans les rues désertes légèrement embrumées et nous nous plaisons beaucoup. / Nous sommes élégants et désinvoltes. »
Conclusion
Si, comme le héros tragique, Louis décide d'agir encore, alors même qu'il se sait condamné et qu'il n'ignore pas que tout est déjà écrit, il n'est certes pas le héros d'une tragédie, n'ayant à affronter à son retour dans la maison familiale que les mêmes éternelles disputes, les mêmes éternelles histoires, mille fois déjà ressassées. Mais lorsque Louis, aux prises avec la solitude et la mort à l'œuvre, laisse entendre la terreur qui l'étreint, il acquiert une véritable stature tragique : son visage vulnérable et abandonné devient celui de l'humanité tout entière et cet ultime cri — de joie, de vie — qu'il n'aura pas poussé ne peut que rappeler aux êtres humains le silence inéluctable qui les guette.