La Bruyère, Caractères (VII-XI) : commentaire

Énoncé

Sujet : Vous commenterez ce texte issu des Caractères de La Bruyère.
« Pamphile ne s'entretient pas avec les gens qu'il rencontre dans les salles ou dans les cours : si l'on en croit sa gravité et l'élévation de sa voix, il les reçoit, leur donne audience, les congédie ; il a des termes tout à la fois civils et hautains, une honnêteté impérieuse et qu'il emploie sans discernement ; il a une fausse grandeur qui l'abaisse, et qui embarrasse fort ceux qui sont ses amis, et qui ne veulent pas le mépriser.
Un Pamphile est plein de lui-même, ne se perd pas de vue, ne sort point de l'idée de sa grandeur, de ses alliances, de sa charge, de sa dignité ; il ramasse, pour ainsi dire, toutes ses pièces, s'en enveloppe pour se faire valoir ; il dit : Mon ordre, mon cordon bleu , il l'étale ou il le cache par ostentation : un Pamphile en un mot veut être grand, il croit l'être ; il ne l'est pas, il est d'après un grand. Si quelquefois il sourit à un homme du dernier ordre, à un homme d'esprit, il choisit son temps si juste, qu'il n'est jamais pris sur le fait ; aussi la rougeur lui monterait-elle au visage s'il était malheureusement surpris dans la moindre familiarité avec quelqu'un qui n'est ni opulent, ni puissant, ni ami d'un ministre, ni son allié, ni son domestique ; il est sévère et inexorable à qui n'a point encore fait sa fortune : il vous aperçoit un jour dans une galerie, et il vous fuit ; et le lendemain, s'il vous trouve en un endroit moins public, ou s'il est public en la compagnie d'un grand, il prend courage, il vient à vous, et il vous dit : Vous ne faisiez pas hier semblant de nous voir. Tantôt il vous quitte brusquement pour joindre un seigneur ou un premier commis ; et tantôt s'il les trouve avec vous en conversation, il vous coupe et vous les enlève : vous l'abordez une autre fois, et il ne s'arrête pas ; il se fait suivre, vous parle si haut que c'est une scène pour ceux qui passent : aussi les Pamphiles sont-ils toujours comme sur un théâtre ; gens nourris dans le faux, et qui ne haïssent rien tant que d'être naturels ; vrais personnages de comédie, des Floridors, des Mondoris.
On ne tarit point sur les Pamphiles ; ils sont bas et timides devant les princes et les ministres, pleins de hauteur et de confiance avec ceux qui n'ont que de la vertu ; muets et embarrassés avec les savants ; vifs, hardis et décisifs avec ceux qui ne savent rien ; ils parlent de guerre à un homme de robe, et de politique à un financier ; ils savent l'histoire avec les femmes ; ils sont poètes avec un docteur, et géomètres avec un poète : de maximes, ils ne s'en chargent pas ; de principes, encore moins, ils vivent à l'aventure, poussés et entraînés par le vent de la faveur et par l'attrait des richesses ; ils n'ont point d'opinion qui soit à eux, qui leur soit propre, ils en empruntent à mesure qu'ils en ont besoin ; et celui à qui ils ont recours, n'est guère un homme sage, ou habile, ou vertueux, c'est un homme à la mode. »
La Bruyère, Les Caractères, livre ix, « Des grands », remarque 50

Corrigé

Introduction
Après s'être intéressé dans le livre VIII des Caractères au monde de la cour, La Bruyère brosse dans le livre IX le portrait des « grands » et de ceux qui gravitent autour d'eux. À la suite de toute une série de remarques sur le comportement des « grands » et les principaux traits qui les caractérisent, La Bruyère introduit avec la remarque 50 le portrait de Pamphile, qui, situé à la fin de ce livre, culmine comme un point d'orgue. Ce portrait condense en effet à la fois l'art de La Bruyère et ses principales critiques vis-à-vis de ceux qui composent la société de son temps.
En quoi peut-on dire que Pamphile, au-delà du « caractère » singulier qu'il représente, incarne le prototype même du caractère à la manière de La Bruyère ? Comme d'autres, Pamphile, parce qu'il apparaît comme un avatar de « grand », est comparé à un comédien. Mais, prenant sans cesse une nouvelle apparence, il se révèle n'être qu'un fantoche sans consistance. N'ayant aucune individualité propre, il en devient d'autant plus facilement un « type », à travers lequel La Bruyère exhibe avec malice la fabrication littéraire du caractère.
Un avatar de « grand » : Pamphile comédien
Théâtralité de Pamphile
Le thème du theatrum mundi (« théâtre du monde ») parcourt l'ensemble des Caractères. La Bruyère le développe une fois encore dans ce portrait où il souligne la théâtralité de Pamphile, par exemple dans la façon dont il donne de la voix : « il se fait suivre, vous parle si haut que c'est une scène pour ceux qui passent : aussi les Pamphiles sont-ils toujours comme sur un théâtre ». Pamphile est d'emblée décrit comme jouant un rôle, affectant d'être ce qu'il n'est pas, comme l'indique l'adjectif « fausse » qui qualifie la « grandeur » qu'il prétend avoir, révélant le double jeu auquel il se livre.
Dualité de Pamphile
Le portrait de Pamphile le caractérise en effet comme un être double. Tel un Janus à deux visages, Pamphile minute le moment précis où il peut sans embarras montrer un visage souriant à un homme qui n'occupe pas de place importante dans la société : « il choisit son temps si juste, qu'il n'est jamais pris sur le fait ». La maîtrise du « bon moment » par Pamphile manifeste son aptitude à calculer, c'est-à-dire son absence de spontanéité, étant toujours dans la stratégie. Les précisions temporelles (« un jour », « le lendemain ») accentuent la versatilité calculée de Pamphile, qui change de face selon son intérêt et va jusqu'à accuser l'autre de ses propres méfaits (« Vous ne faisiez pas hier semblant de nous voir »).
Ainsi Pamphile change-t-il d'apparence selon l'heure, le lieu et la compagnie, toujours guidé par le seul souci de son intérêt. Mais à force de changer d'apparence, il semble perdre toute consistance.
Du comédien au fantoche : la critique de l'inconsistance
L'absence de forme à soi
Paradoxalement, Pamphile se définit comme n'étant qu'une perpétuelle mutation, revêtant les costumes les plus divers selon son avantage. Le dernier paragraphe énumère les changements d'attitude et de comportement de Pamphile en fonction de ses interlocuteurs, devenant tour à tour « bas et timid[e] », « plei[n] de hauteur et de confiance », « poèt[e] », « géomètr[e] », etc., selon qu'il a affaire à des « princes et [d]es ministres », des gens « qui n'ont que de la vertu », « un docteur », « un poète », etc. Sauf qu'à force d'emprunter les manières des autres, Pamphile n'en a aucune à lui. C'est ce qu'expriment les tournures possessives marquées : « ils n'ont point d'opinion qui soit à eux, qui leur soit propre ». Comble du comble, le modèle auquel Pamphile emprunte ses opinions est… « l'homme à la mode », autrement dit l'homme le plus changeant / changé qui soit quand on sait ce que durent les modes !
Une illusion dont il est la seule dupe
Pamphile passe donc son temps à imiter les hommes qui sont en vogue. Il ne s'affirme de ce fait que comme un imitateur, qui n'atteint ni ne dépasse jamais son modèle : « un Pamphile en un mot veut être grand, il croit l'être ; il ne l'est pas, il est d'après un grand ». Le pire étant encore que personne n'est dupe de ses imitations… à part lui ! Sa « fausse grandeur », qui, par une antithèse savoureuse, « l'abaisse », n'abuse pas ses amis, au contraire. Pamphile n'illusionne que lui-même : « Un Pamphile est plein de lui-même, ne se perd pas de vue, ne sort point de l'idée de sa grandeur, de ses alliances, de sa charge, de sa dignité ; il ramasse, pour ainsi dire, toutes ses pièces, s'en enveloppe pour se faire valoir. » Les figures d'exagération (hyperboles, gradations) et les tournures réfléchies employées dans cette phrase décrivent ironiquement combien Pamphile est le seul à croire aux rôles qu'il endosse.
Mais Pamphile n'est pas le seul dans ce portrait à jouer double jeu : La Bruyère s'amuse en dévoilant, en même temps qu'il façonne celui de Pamphile, les secrets de fabrication d'un « caractère ».
(D)écrire un caractère : mode d'emploi
Du particulier à l'universel : de Pamphile aux Pamphiles
La description de Pamphile a ceci de particulier que les trois paragraphes qui la composent constituent autant d'étapes de fabrication du « caractère », allant du particulier à l'universel. Le premier paragraphe commence ainsi par décrire un certain Pamphile, individu singulier, comme l'indique le simple emploi de son nom propre : « Pamphile ne s'entretient pas… » Mais, dans le paragraphe suivant, Pamphile devient « un Pamphile » : l'antonomase, figure de style qui consiste à employer un nom propre comme un nom commun, marque un degré de plus dans la fabrication du « caractère » qu'incarne Pamphile. Il n'est donc plus un être particulier mais un type d'être que l'on rencontre de temps à autre dans la société. C'est alors que le passage au pluriel dans la transition vers le dernier paragraphe, « aussi les Pamphiles » puis « On ne tarit point sur les Pamphiles », vient en réalité constituer ce type de personnage comme caractéristique de la société que dépeint La Bruyère dans son livre. Il ne s'agit plus d'un type occasionnel mais d'un type répandu dans cette société et qui contribue à lui donner son identité.
La plume comme un scalpel
Tout en dévoilant avec malice les étapes de fabrication d'un « caractère » puisqu'il les présente explicitement au lecteur, La Bruyère semble également s'amuser à révéler les rouages de l'écriture satirique dont relève la composition d'un « caractère ». Car la critique dans ce portrait s'avère double : critique de Pamphile comme imitateur des « grands » d'une part, mais aussi critique des « grands » à travers Pamphile d'autre part puisqu'il en singe les défauts ! Ainsi, lorsque Pamphile imite les « grands » en étant plein de « l'idée de sa grandeur, de ses alliances, de sa charge, de sa dignité », quand il dit « Mon ordre, mon cordon » et qu'« il l'étale ou [qu']il le cache par ostentation », cette imitation donne à voir le ridicule des « grands » eux-mêmes, gonflés de leur importance. La plume précise comme un scalpel de La Bruyère est en fait doublement incisive.
Conclusion
Le portrait de Pamphile concentre tout l'art de La Bruyère, en tant que portrait d'un « caractère » singulier faisant partie intégrante de la comédie sociale dont il expose au grand jour les coulisses, mais aussi en tant que modèle d'exposition et mode d'emploi d'écriture d'un « caractère » dont il manifeste toute la subtile ironie.