Ponge, La Rage de l’expression : dissertation

Énoncé

Sujet : dans une lettre du 7 mars 1941, l'écrivain Gabriel Ausidio écrit à son ami Francis Ponge : « Je ne peux m'empêcher cependant de déplorer que ton ''héroïsme'' devant le problème de l'expression ait pour résultat de t'amener malgré tout devant une espèce d'impasse. Car l'aboutissement de tes efforts risque trop d'être une perfection quasi scientifique qui, à force d'avoir été purifiée, tend à l'assemblage de matériaux interchangeables. Chaque chose en soi, rigoureusement spécifique et aboutie, est excellente. Le total devient une marqueterie. » Dans quelle mesure ces propos vous paraissent-ils s'accorder au recueil La Rage de l'expression ?

Corrigé

Introduction
Dans sa lettre, Gabriel Ausidio émet des doutes quant à la méthode adoptée par Francis Ponge : saluant certes la rigueur et l'excellence de son travail poétique, Ausidio n'y voit pas néanmoins une œuvre aboutie mais une voie sans issue, une somme d'expérimentations d'allure scientifique sans résultat convaincant. Peut-on dire que la démarche poétique de Ponge se révèle infructueuse ?
Certes la recherche poétique de Ponge peut s'apparenter à une méthode scientifique infertile. Mais cette quête se révèle aussi être d'une grande inventivité. Enfin, le regard distancié qui se fait jour dans chacun des poèmes préserve ce recueil du reproche de perfection comme de disparité.
Une méthode scientifique infertile ?
Un protocole de recherche presque obsessionnel
La « rage » avec laquelle Ponge cherche par quels mots décrire, rendre compte des objets qui retiennent son attention pourrait paraître obsessionnelle, tant elle le conduit à multiplier les recherches, les essais et les réécritures. Ponge s'intéresse à toutes les facettes de l'objet mais aussi à toutes celles des mots. Par exemple, dans « Notes prises pour un oiseau », Ponge commence par envisager la silhouette de l'oiseau, sa façon de se mouvoir, son mode de vie (solitaire ou grégaire), son degré de familiarité vis-à-vis des êtres humains, avant de revenir en détail à la forme de l'oiseau en repartant de son squelette. Le mot « oiseau » est quant à lui étudié aussi sous toutes les coutures, et ce dès le début du poème, où la justesse du signifiant(1) est évaluée en regard du signifié(2) : « Le mot OISEAU : il contient toutes les voyelles. Très bien, j'approuve. Mais, à la place de l'S, comme seule consonne, j'aurais préféré l'L de l'aile : OILEAU, ou le V du bréchet, le V des ailes déployées, le V d'avis : OIVEAU ». S'ensuit alors une recherche lexicale poussée, Ponge interrogeant son plus fidèle allié : « Que dit Littré de l'oiseau ? » Et aussitôt de recopier une grande partie de la section consacrée au mot « oiseau », en en compilant les sens et les meilleures expressions.
Des poèmes-équations irrésolus
Chaque poème de ce recueil suscite donc de multiples recherches, tant sur la façon d'appréhender l'objet que sur celle de le décrire. Les recherches lexicales ne manquent pas, retranscrites par Ponge telles que découvertes dans les dictionnaires et encyclopédies, et pouvant se révéler quelque peu fastidieuses à la lecture pour le lecteur qui attendrait un poème tout fait. À ces recherches lexicales s'ajoutent les différentes et nombreuses variantes proposées par Ponge sur un même objet et qui peuvent légitimement dérouter : laquelle est « la bonne », la meilleure ? Faut-il toutes les considérer comme de simples « brouillons » ou, au contraire, comme des versions achevées et égales ? Ponge, sur ce point, n'établit pas de hiérarchie et va même jusqu'au bout de cette démarche en proposant dans « Le Carnet du Bois de pins », une mise en équation des « éléments indéformables » constituant la description du bois de pins (précédant en cela les jeux de langage de L'OuLiPo(3)). Un chiffre étant associé à « chaque élémen[t] indéformabl[e] », il suffirait d'établir la combinaison de son choix pour créer un poème, en évitant la combinaison « 4-1 » à cause de la répétition de « par ». Le poème semble alors s'égarer dans une logique qui perd peut-être de sa poésie… Comble du comble, Ponge va même jusqu'à clore certains de ses carnets sur une irrésolution comme dans « L'Œillet » : « Ainsi, voici le ton trouvé, où l'indifférence est atteinte. / C'était bien l'important. Tout à partir de là coulera de source… une autre fois. / Et je puis aussi bien me taire. »

La méthode adoptée par Ponge peut paraître aride et inféconde, laissant le lecteur face à des recherches qui paraissent inabouties. Mais ces recherches occasionnent pourtant de nombreuses trouvailles et créations poétiques.
Une poésie d'une grande inventivité
Une richesse lexicale foisonnante
Loin d'être stériles, les recherches lexicales menées par Ponge revivifient le langage de plusieurs façons. Tout d'abord en extirpant des dictionnaires des mots tombant en désuétude comme « forcènerie » (désignant l'action d'un forcené) ou « diaphanéisé » (signifiant « transparent ») employés dans « La Guêpe », ou des mots appartenant à un lexique spécialisé, comme celui de la botanique dans « Le Carnet du Bois de pins » avec des termes tels que « hampe », « hallier », « fournilles », etc. Mais les recherches lexicales de Ponge permettent aussi de rappeler ou apprendre au lecteur l'étymologie de certains mots et l'histoire de leur usage comme le mot « oiseau » : « ÉTYMOLOGIE : ital. : uccello, augello. Bas latin : aucellus (dans la loi salique) : d'un diminutif non latin, avicellus, de avis, oiseau ». Après en avoir recopié les sens et l'étymologie, Ponge compose un florilège « des plus belles expressions », certaines constituant de petites anecdotes historiques comme le plat d'oiseaux servi à l'acteur tragique Esopus. Enfin, les recherches lexicales de Ponge stimulent sa créativité et l'on trouve sous sa plume plusieurs néologismes, comme « encortiqués » et « températion » dans « Le Carnet du Bois de pins », des mots-valises, comme « pépiailler » dans « Le Mimosa » et des jeux de mots comme « narines bées » (au lieu de « bouche bée ») dans « Le Mimosa ».
Des poèmes entre palimpsestes et filigranes : la multiplicité des images
Mais l'inventivité de Ponge ne se limite pas aux créations verbales : chaque objet donne lieu à une multiplicité d'images déployées grâce aux analogies(4) esquissées. Ainsi, le bois de pins est d'abord présenté comme un ensemble de « grands mâts violets, encore dans leur gangue de lichens et d'écorces ravinées, feuilletées ». Puis il se transforme au fil des pages en « sanatorium naturel », en « salon de musique », en « chambre », en « vaste cathédrale de méditation […] ouverte à tous les vents », en « hangar », en « préau », en « halle ». Enfin, à partir de l'analogie qui lie les aiguilles de pins à des poils puis à des cheveux, le bois de pins se métamorphose encore en « une brosserie aux longs manches ciselés, aux poils verts, pour la flamboyante créature qui sort de la baignoire marine ou lacustre fumante au bas-côté ». Le même processus est à l'œuvre dans les autres poèmes de ce recueil qui passent successivement par différents états, différentes images qui à la fois s'effacent les unes les autres et se combinent, une image en amenant une autre. Chez Ponge, l'image poétique est sans cesse en mouvement.

Loin d'être stériles, les recherches méthodiques de Ponge déclenchent chez lui une grande effervescence créatrice qui peut parfois confiner à « l'abcès poétique », mais qu'un sens manifeste de l'autocritique sait aussitôt crever.
Un regard distancié et unificateur
Un sens de l'humour et de l'autodérision omniprésent
Certes, Ponge mène un travail de recherche poétique extrêmement sérieux et rigoureux. Pour autant, il ne s'interdit pas une distance humoristique vis-à-vis de ses écrits comme de lui-même. Dans « Le Carnet du Bois de pins », il se dépeint avec autodérision en mage de la parole, apte peut-être à faire parler les objets : « Surgissez, bois de pins, surgissez dans la parole. L'on ne vous connaît pas. – Donnez votre formule. – Ce n'est pas pour rien que vous avez été remarqué par F. Ponge… » Tout en se moquant des conceptions anciennes du poète-prophète dont les vers passaient pour être d'inspiration divine, Ponge se moque aussi de sa propre prétention à vouloir faire advenir les objets à la parole. Le passage le plus évident de ce regard autocritique sur son travail est bien sûr la section « Formation d'un abcès poétique » (qui mène à la combinaison quasi mathématique des vers libres), suivie de « Tout cela n'est pas sérieux » : « Tout cela n'est pas sérieux. Qu'ai-je gagné pendant ces quinze pages (p. 86 à 98) et ces dix jours ? – Pas grand-chose pour la peine que je me suis donnée. » Les remarques humoristiques qui parsèment ce recueil le préservent d'une volonté de « perfection quasi scientifique ».
De poème en poème : sauts de puce
Dans sa lettre sur le « Carnet du Bois de pins », Gabriel Ausidio relève l'aspect composite de ce poème. Cette remarque pourrait s'étendre à l'ensemble du recueil si l'on ne tenait pas compte des effets d'écho et de correspondance qui se nouent entre les poèmes. De fait, plusieurs thèmes reviennent et se retrouvent de poème en poème. Celui de la botanique, bien sûr, évident dans « L'Œillet », « Le Mimosa » et « Le Carnet du Bois de pins » mais présent aussi dans « La Mounine ou Note après coup sur un ciel de Provence » avec la récurrence des violettes. Le thème du vol lie « La Guêpe » et « Notes prises pour un oiseau ». Le parfum quant à lui conduit du mimosa au bois de pins, le premier « bosquet de fumées végétales » et « encens », l'autre, « arbre fort odoriférant » et « cathédrale ». La musicalité tisse également un lien entre mimosa et le bois de pins, l'un ayant des « qualités […] d'ut de poitrine », l'autre ayant « quelque chose de très doucement balancé et musical », comme un « salon de musique ». De poème en poème, à travers tout le recueil, Ponge prolonge et nourrit ainsi des thèmes qui s'entremêlent d'un objet à l'autre.
Conclusion
La Rage de l'expression pourrait essuyer le reproche de n'être qu'un cahier de brouillon consignant des recherches scientifico-poétiques sans grand retentissement. Néanmoins, ces poèmes fourmillent d'inventivité et d'originalité, tant dans la forme que dans le fond. Le regard du poète, qui établit à la fois une distance humoristique et des liens thématiques, fait de ces poèmes un recueil poétique au sens étymologique du premier terme : une cueillette, une réunion de fruits poétiques.