Guillaume Apollinaire, Alcools : dissertation, sujet de métropole, juin 2021

Énoncé

Sujet : La poésie de Guillaume Apollinaire s'invente-t-elle en rejetant le passé ?
Vous répondrez à cette question dans un développement organisé en vous appuyant sur le recueil de Guillaume Apollinaire, sur les textes que vous avez étudiés dans le cadre du parcours associé et sur votre culture personnelle.
Ce qu'il ne faut pas faire
• La première et la deuxième parties ne doivent pas se contredire : la deuxième partie doit s'attacher à montrer que la thèse suggérée par le sujet n'est pas suffisante pour rendre compte du recueil.
La bonne méthode
• Dans ce sujet, il faut repérer d'une part le présent du verbe « s'invente-t-elle », mais aussi le gérondif « en rejetant ». D'emblée, la formulation fait apparaître une opposition avec le terme « le passé ».
• Le verbe « rejeter » permet de jouer sur la polysémie : rejeter, c'est certes pousser loin de soi un objet, l'écarter, mais c'est aussi le jeter ailleurs, dans une autre direction.
• Enfin, il fallait remarquer la forme pronominale du verbe « s'inventer » qui invite à repérer le retour sur soi de l'objet poétique.

Corrigé

Introduction
« À la fin tu es las de ce monde ancien » : c'est par ce mouvement de rejet de ce qui lui a précédé que Guillaume Apollinaire inaugure son recueil Alcools, publié en 1913, alors que le xxe siècle s'ouvre par de nombreux bouleversements techniques et une transformation de l'espace urbain. La question « la poésie d'Apollinaire s'invente-t-elle en rejetant le passé ? » apparaît donc légitime. La poésie en tant qu'acte créatif (tel que le révèle son étymologie grecque poiesis qui signifie « création ») semble se concevoir pour Apollinaire comme une mise à distance de ce qui a été avant lui. Cela apparaît formellement par l'effacement de la ponctuation ou encore par l'utilisation du vers libre. Pour autant, de nombreux poèmes possèdent encore une facture classique et le poète ne rompt donc pas totalement avec le passé. Rejeter, c'est en effet aussi déporter, mettre ailleurs : le passé, qu'il soit personnel (« son » passé) ou historique (« le passé »), insuffle ainsi une dimension lyrique au sein du recueil. Dans quelle mesure le geste de rupture affirmé dans Alcools conduit-il à un renouveau de la poésie ?
Si Apollinaire rejette le passé pour mettre en valeur le temps présent, le passé revient sans cesse dans sa poésie indubitablement lyrique, de sorte que l'originalité de la poésie d'Apollinaire se conçoit dans sa dimension atemporelle en ce qu'elle s'invente elle-même.
Alcools : un geste poétique de rejet
Se défaire du passé…
Dans le recueil, le poète se présente sous la forme d'une figure errante, et ce dès le poème liminaire « Zone » qui retrace la déambulation nocturne du poète dans une ville qui n'a plus rien d'» antique ». De fait, le titre renvoie à la transformation urbaine que subit Paris au début du xxe siècle en évoquant son extension vers la périphérie. Cette longue échappée illustre donc la volonté de se libérer du passé pour rejoindre un avenir autre, à l'image de l'» émigrant » que mentionne Apollinaire à plusieurs reprises dans le recueil. La première strophe du poème intitulé « Le brasier » affirme ainsi dans un geste symbolique avoir « jeté dans le noble feu […] / Ce passé ».
Pour se tourner vers un monde nouveau
La poésie de G. Apollinaire rend compte du bouleversement vécu à l'orée du xxe siècle par ses contemporains. Tout change en effet : la ville vit désormais au sein d'un rythme frénétique induit par les communications et les transports. Dans « Le voyageur » il rend compte des « Sonneries électriques des gares chant des moissonneuses ». Il s'agit bien pour l'artiste de retranscrire dans son œuvre cette métamorphose provoquée par le monde moderne. Or, celle-ci est marquée par un renouvellement des pratiques artistiques : le monde change et l'on ne peut plus le voir de la même manière.
La poésie comme recomposition du monde moderne
Inventer, c'est composer une réalité nouvelle. À la manière de l'esthétique cubiste, le poète va multiplier les points de vue au sein même de sa pratique poétique. « L'émigrant de Landor Road » commence par un récit à la troisième personne (« Le chapeau à la main il entra du pied droit ») avant de proposer à la troisième strophe un monologue lyrique à la première personne qui restitue la parole de l'émigrant. Cette alternance permet de faire jaillir des images multiples qui répondent à la complexité de l'être humain. En outre, en supprimant la ponctuation, il met en avant un style heurté. Les vers sont désormais juxtaposés, obligeant le lecteur à chercher lui-même un sens. Le poète fragmente les expériences vécues : « Zone », qui évoque un moment de désolation, constitue ainsi une méditation sans cesse entrecoupée, restituée par l'agencement fragmentaire aux dépens de la strophe traditionnelle.
André du Bouchet dans « L'avril » (1995) propose quant à lui, un vers continuellement interrompu qui cherche à appréhender un monde qui se dérobe toujours.
Cependant, malgré la marche du monde, le passé ne peut s'effacer de la poésie d'Apollinaire qu'il entend véritablement comme un principe de vitalité poétique. Apollinaire « rejette » ainsi pleinement le passé vers sa poésie : celui-ci est au cœur de sa poétique.
L'obsession du passé
La fuite du temps
S'inscrivant dans une longue tradition poétique, Apollinaire fait l'amer constat de ce qui a été et ne sera plus. Le poète est impuissant face au temps qui passe. Le court poème « L'adieu » traduit en un quintil poignant ce sentiment d'écoulement du temps : « […] L'automne est morte souviens-t-en / Nous ne nous verrons plus sur terre / Odeur du temps brin de bruyère […] ». La synesthésie de ce dernier vers rend pleinement sensible ce temps qui a été et n'est plus. Il n'y a rien que le poète puisse faire, même la saison, qui fait l'objet d'une personnification, « est morte ». Il n'y a pas de retour en arrière possible, si ce n'est poétique.
Paul Verlaine dans « Colloque sentimental » (1869) saisit le dialogue de deux vieux amants, figures déjà spectrales qui « évoqu[ent] un passé » qui n'est plus.
Le lyrisme du souvenir personnel
Chez Apollinaire, la figure du poète est donc mélancolique : son propre passé devient matière poétique. En évoquant des amours passés, le recueil s'inscrit ainsi pleinement dans la tradition élégiaque. C'est ce que laisse entendre aussi son titre ambivalent : l'alcool conduisant à l'affliction, le sentiment nostalgique est prégnant, notamment dans « La chanson du mal-aimé » qui se termine sur ce chant poétique qui évoque un temps révolu « Je me souviens d'une autre année / […] J'ai chanté ma joie bien aimée / Chanté l'amour ». La poésie sublime dès lors le passé.
Le lyrisme du souvenir personnel
Chez Apollinaire, la figure du poète est donc mélancolique : son propre passé devient matière poétique. En évoquant des amours passés, le recueil s'inscrit ainsi pleinement dans la tradition élégiaque. C'est ce que laisse entendre aussi son titre ambivalent : l'alcool conduisant à l'affliction, le sentiment nostalgique est prégnant, notamment dans « La chanson du mal-aimé » qui se termine sur ce chant poétique qui évoque un temps révolu « Je me souviens d'une autre année / […] J'ai chanté ma joie bien aimée / Chanté l'amour ». La poésie sublime dès lors le passé.
Vers le passé lointain
Il n'y a pas que sa vie passée qu'Apollinaire ressasse : une place essentielle est faite au passé légendaire. Son lyrisme est ainsi empreint de merveilleux où hier et autrefois font l'objet d'un traitement important. Un poème tel que « La Loreley » qui se réfère à un temps légendaire lui permet de développer le thème du sacrifice amoureux.
Le mouvement surréaliste puisera lui aussi dans la mythologie. La sirène, la fée, la créature sont au cœur de la poétique d'André Breton.
Le passé, loin d'être révolu, devient un matériau poétique qui signifie l'éternel retour des angoisses : le passé s'inscrit dans le présent. En réalité, Apollinaire refuse la linéarité du temps et son écriture poétique dépasse le clivage entre passé, présent et futur.
Une poésie de la régénération, qui « s'invente » elle-même
Circularité du temps
Les poèmes regroupés dans le recueil, rédigés sur près d'une quinzaine d'années, ne sont pas organisés chronologiquement, « Zone » étant de manière significative le dernier poème qu'il a composé, et pourtant placé en ouverture du recueil. Il s'ouvre sur le mot « fin » alors que le dernier vers du dernier poème (« Vendémiaire ») se ferme sur l'aube « le jour naissait à peine ». Cet agencement paradoxal refuse toute fin et renvoie au début de l'œuvre. Les images récurrentes de la nuit et du jour, des saisons signifient en permanence cette conception circulaire du temps.
L'écho comme principe organisateur
Pour Apollinaire, tout revient donc sans cesse. L'inquiétude, les angoisses sont susceptibles d'un sempiternel retour, à l'image de la Seine dont l'onde dans « Le pont Mirabeau » est restituée par l'hétérométrie des vers et les effets d'enjambements comme aux vers 8 à 10 : « Tandis que sous / Le pont de nos bras passe / Des éternels regards l'onde si lasse ». Un fonctionnement spéculaire se retrouve souvent au sens même de l'architecture des poèmes. On peut prendre pour exemple la section « Rhénanes » qui s'ouvre et se referme sur l'ambiance nocturne de « Nuit rhénane » et « Les femmes » tandis que « La Loreley » en semble le pivot , traitant à la fois de la mort et de l'amour. Alcools ne présente ainsi pas une lecture progressive ; ce qui compte, ce sont les échos créés entre les différents poèmes.
Le pouvoir de régénération de la poésie
Il ne faut pas oublier que l'alcool est un agent purificateur : en ce sens, la poésie transcende ce que le réel nous impose. Le recueil poétique se veut donc une expérience alchimique où la poésie tire sa force d'elle-même et non des expériences vécues ou à vivre. Il s'agit bien de « s'inventer » : la poésie d'Apollinaire se génère d'elle-même. Le recueil s'achève sur « Vendémiaire », véritable hymne à la vie renouvelée. Le monde entier converge en effet dans la bouche (métonymie de la parole poétique) du poète, qui est complètement gorgé de ce renouveau.
Conclusion
Alcools est un véritable appel à la nouveauté qui procure une ivresse au poète. Apollinaire écarte ainsi dans un mouvement de refus ce qui a été avant, et ce afin de se tourner pleinement vers son époque en pleine transformation. À ce monde nouveau correspond une écriture nouvelle, il s'agit de voir autrement. Pour autant, le passé ne s'efface pas complètement : le souvenir est tenace. Poète malheureux, Apollinaire se situe dans une longue lignée de poètes mélancoliques devant la fuite du temps. L'écriture poétique vient alors rappeler ce passé qui n'est plus et le rend, de la sorte, éternel.