Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal : dissertation, sujet de métropole, juin  2021

Énoncé

Sujet : On a reproché à Baudelaire de « tout peindre, de tout mettre à nu » dans son recueil Les Fleurs du mal Qu'en pensez-vous ?
Vous répondrez à cette question dans un développement organisé en vous appuyant sur le recueil de Charles Baudelaire, sur les textes que vous avez étudiés dans le cadre du parcours associé et sur votre culture personnelle.
La bonne méthode
• Après une courte réflexion, le sujet ne devrait pas déconcerter un élève ayant étudié le parcours sur l'alchimie poétique. Il s'agit de repérer l'extension de la portée de cette alchimie que Baudelaire propose, et qui lui est reprochée. Ce ne sont pas seulement les choses, êtres ou phénomènes bas, hideux ou mauvais qui sont métamorphosés en de sublimes poèmes, mais « tout ». Ce pronom indéfini, si englobant, doit faire l'objet d'une attention toute particulière.
• Le passage du verbe « peindre » à la locution verbale « mettre à nu » ne s'effectue pas au hasard. Dans le premier cas, l'accent est mis sur la représentation de la réalité, alors que, dans le deuxième cas, se mêlent l'analyse de la réalité, dont on débusque la nature la plus intime, mais aussi une sorte d'intrusion dans la réalité. Mettre quelqu'un à nu, c'est le rendre vulnérable, le dévoiler alors qu'il souhaitait peut-être rester enveloppé dans sa pudeur…

Corrigé

Introduction
Dans son poème « Les ténèbres », issu des Fleurs du mal, Baudelaire se décrit ainsi : « Je suis comme un peintre qu'un Dieu moqueur / Condamne à peindre, hélas ! sur les ténèbres ». Il compare sa poésie à de la peinture, laquelle aurait pour support « les ténèbres », soit la tristesse, le désespoir, la mort, le néant, la laideur, la violence… Or, on lui a reproché de « tout peindre, de tout mettre à nu » dans son recueil. Le pronom indéfini « tout » englobe chaque élément du monde sans distinction. La poésie traditionnelle n'autorisait en effet que certains thèmes et certains traitements de ces thèmes. Il a déplu que Baudelaire prenne pour sujets un cadavre, une prostituée, un caveau, voire les allégories de la débauche, de la destruction ou de l'ennui. Mais ces sujets, les dépeint-il ? N'est-il pas plus juste d'affirmer qu'il les transforme, les déforme, et les dénature ? « Mettre à nu », c'est présenter les choses sans artifice, dans leur plus authentique réalité. Mais la forme poétique permet-elle une telle fidélité à la réalité ? Baudelaire méprise toute forme de réalisme et la « triviale image ». Se contente-t-il donc vraiment de tout peindre et de tout mettre à nu ?
Certes, la totalité du monde figure d'une certaine façon dans Les Fleurs du mal, mais ce monde est transfiguré plutôt que dépeint, par le biais, finalement, d'une opération d'extraction plus que de mise à nu.
La totalité du monde dans Les Fleurs du mal
Le monde sensible et matériel
Baudelaire peint « tout » dans le sens où chaque objet du monde, sentiment ou événement y trouverait sa place sans discrimination. Il y est tout autant question d'une « charogne infâme » (« Une charogne »), de « vomissement » (« Le vin des chiffonniers ») ou d'« impurs crachats » (« Bénédiction »), que de « beauté » (« Hymne à la beauté »), d'« extase » (« La chevelure ») ou encore d'« or, acier, lumière et diamants » (« Avec ses vêtements ondoyants et nacrés… »). Les motifs sont extrêmement variés, et prennent en compte l'ensemble de l'environnement du poète. [Quelques-uns des exemples précédents doivent être précisément développés pour compléter la dissertation.]
L'âme
Au-delà des choses du monde, tous les états d'âme figurent dans Les Fleurs du mal Dans le droit fil d'une tradition lyrique, Baudelaire partage avec son lecteur ses tourments, ses petites joies, ses incertitudes. Son usage de l'oxymore, qui apparaît déjà dans le titre, met à l'honneur ce qui d'ordinaire était doté de connotations péjoratives. « La fontaine de sang », « L'amour du mensonge », « Danse macabre » ou encore « Le mort joyeux » sont autant de poèmes qui révèlent l'âme du poète. Il se dépeint totalement, et une telle mise à nu a été jugée malséante, si ce n'est choquante. [Quelques-uns des exemples précédents doivent être précisément développés pour compléter la dissertation.]
Un monde transfiguré, plutôt que dépeint
Un travail sur le monde sensible et l'âme
Ce « tout » dépeint dans Les Fleurs du mal ne se cantonne pas à une simple retranscription. Par un processus d'alchimie, il embellit le monde sensible et atténue la violence des états d'âme. Dans des poèmes aussi variés que « Parfum exotique », « Élévation », « La chevelure » ou « Ciel brouillé », le poète colore tout le monde, même ses parties ternes. De même, dans « Paysage », il affirme son intention de faire de ses « pensers brûlants une tiède atmosphère ». [Quelques-uns des exemples précédents doivent être précisément développés pour compléter la dissertation.]
Une transfiguration par la poésie
Beaucoup plus qu'une simple peinture réaliste, les poèmes sont travaillés dans leur forme pour atteindre la beauté. Cette beauté se manifeste par l'harmonie des vers. L'équilibre d'un poème comme « Harmonie du soir » dévoile la subtilité des rythmes, avec les jeux envoûtants de répétitions et l'absence d'enjambements. Une telle musicalité apparaît dans « Mœsta et errabunda », avec la répétition, dans chaque quintil, des premiers et derniers vers. Une mélodie parcourt tout le poème. [D'autres poèmes musicaux peuvent être analysés ici.]
Une opération d'extraction, plus qu'une mise à nu
L'extraction de la beauté dans la laideur
Le beau se cache dans toute partie du monde. Victor Hugo, grand représentant de la poésie romantique, met un point d'honneur par exemple à réhabiliter symboliquement l'araignée et l'ortie dans « J'aime l'araignée et j'aime l'ortie ». Selon lui, les éléments laids sont tout aussi poétiques que le reste du monde. Tel est le cœur de la poétique de Baudelaire : « ! » (« Hymne à la beauté ») Outre la dimension religieuse, il faut comprendre ces vers dans leurs connotations, le « ciel » étant mélioratif et l'« enfer » péjoratif. [On peut aussi développer une analyse d'« Une charogne » ici.]
L'extraction du bien dans le mal
En parallèle du beau et du laid, Baudelaire se plaît à extraire du vice et du macabre des considérations légères, réjouissantes ou constructives. La métaphore du fruit investit le « pendu déjà mûr », dans son poème « Voyage à Cythère », sur lequel « de féroces oiseaux » plantent leurs becs. Comme un fruit pousse sur un arbre pour nourrir l'animal, le pendu pousse sur la potence. Après toute décomposition croît un être nouveau. La vie se développe à partir de la mort. Dans tout vice se tapit une vertu. Et l'alchimie du poème baudelairien mime de tels processus, qui passent si inaperçus du commun des mortels. [N'importe quel autre poème du recueil peut être analysé ici.]
Conclusion
Baudelaire ne peint pas tout ni ne met tout à nu. Il embrasse tout, s'en empare, le transforme et le fond dans des poèmes qui ne renoncent pas aux vertus séculaires de la poésie, bien au contraire. Les reproches adressés au poète portent précisément sur ce mélange des motifs et des goûts au sein de formes poétiques classiques, qui transmettent au lecteur un souffle d'une grande originalité. Mais s'il ne saurait être qualifié de « réaliste », Baudelaire n'est-il pas pour autant effectivement peintre, un peintre expressionniste ou symboliste qui saisirait un trait du réel pour le transmettre avec force et universalité ?