Jules Barbey d'Aurevilly, L'Ensorcelée, commentaire, sujet de métropole, juin 2025

Énoncé

Ce texte évoque la lande normande de Lessay, paysage désertique dans lequel se déroule le récit.
« Placé entre la Haie-du-Puits et Coutances, ce désert normand, où l'on ne rencontrait ni arbres, ni maisons, ni haies, ni traces d'homme ou de bêtes que celles du passant ou du troupeau du matin dans la poussière, s'il faisait sec, ou dans l'argile détrempée du sentier, s'il avait plu, déployait une grandeur de solitude et de tristesse désolée qu'il n'était pas facile d'oublier. La lande, disait-on, avait sept lieues(1) de tour. Ce qui est certain, c'est que, pour la traverser en droite ligne, il fallait à un homme à cheval et bien monté(2) plus d'une couple d'heures. Dans l'opinion de tout le pays, c'était un passage redoutable. Quand de Saint-Sauveur-le-Vicomte, cette bourgade jolie comme un village d'Écosse et qui a vu Du Guesclin(3) défendre son donjon contre les Anglais, ou du littoral de la presqu'île, on avait affaire à Coutances et que, pour arriver plus vite, on voulait prendre la traverse, car la route départementale et les voitures publiques n'étaient pas de ce côté, on s'associait plusieurs pour passer la terrible lande ; et c'était si bien en usage qu'on citait longtemps comme des téméraires, dans les paroisses, les hommes, en très petit nombre, il est vrai, qui avaient passé seuls à Lessay de nuit ou de jour.
On parlait vaguement d'assassinats qui s'y étaient commis à d'autres époques. Et vraiment, un tel lieu prêtait à de telles traditions. Il aurait été difficile de choisir une place plus commode pour détrousser un voyageur ou pour dépêcher(4) un ennemi. L'étendue, devant et autour de soi, était si considérable et si claire qu'on pouvait découvrir de très loin, pour les éviter ou les fuir, les personnes qui auraient pu venir au secours des gens attaqués par les bandits de ces parages, et, dans la nuit, un si vaste silence aurait dévoré tous les cris qu'on aurait poussés dans son sein. Mais ce n'était pas tout.
Si l'on en croyait les récits des charretiers qui s'y attardaient, la lande de Lessay était le théâtre des plus singulières apparitions. Dans le langage du pays, il y revenait. Pour ces populations musculaires, braves et prudentes, qui s'arment de précautions et de courage contre un danger tangible(5) et certain, c'était là le côté véritablement sinistre et menaçant de la lande, car l'imagination continuera d'être, d'ici longtemps, la plus puissante réalité qu'il y ait dans la vie des hommes. Aussi cela seul, bien plus que l'idée d'une attaque nocturne, faisait trembler le pied de frêne(6) dans la main du plus vigoureux gaillard qui se hasardait à passer Lessay à la tombée. »
Jules BARBEY D’AUREVILLY, L’Ensorcelée, extrait du chapitre 1, 1854

(1)Une lieue : unité de longueur valant 4 kilomètres.
(2)Un homme à cheval et bien monté : qui voyage en montant un bon cheval.
(3)Du Guesclin : célèbre guerrier du xive siècle.
(4)Dépêcher : en finir avec quelqu'un en le tuant.
(5)Tangible : perceptible.
(6)Pied de frêne : bâton de bois utilisé pour assommer ou tuer quelqu'un.

Corrigé

Introduction
« “J'en vins presque à croire” : voilà la formule qui résume l'esprit du fantastique. La foi absolue comme l'incrédulité totale nous mèneraient hors du fantastique ; c'est l'hésitation qui lui donne vie » écrit Todorov dans son Introduction à la littérature fantastique.
Avant de parler du texte, l'accroche permet de montrer des connaissances d'histoire littéraire en lien avec le sujet.
Genre en pleine construction au xixe siècle, le fantastique repose en effet sur la porosité de la frontière opposant le réel à l'imaginaire, créant ainsi doute et angoisse chez les personnages et le lecteur. De même, le paysage de la lande de Lessay, présenté dès le premier chapitre de L'Ensorcelée, paru en 1854,
Présentation de l'extrait : auteur, date, titre.
incarne plus qu'un simple décor : il porte la marque d'un « génie des lieux » puissants, à la frontière du réel et du fantastique. En combinant une description précise du Cotentin avec un imaginaire chargé de menace et de mystère, Jules Barbey d'Aurevilly ouvre son roman sur un lieu énigmatique, témoin et acteur du drame à venir.
Court résumé du texte, qui énonce explicitement ses enjeux.
En quoi cette peinture d'un paysage nocturne permet-elle à Barbey d'Aurevilly de créer une atmosphère oppressante ?
La problématique, ou projet de lecture, doit interroger les enjeux du texte, autrement dit sa raison d'être, et les choix d'écriture qui servent ce projet.
Nous verrons comment cet espace se déploie d'abord comme un paysage impressif, avant de se révéler comme un lieu menaçant qui prélude à l'irruption du fantastique.
L'annonce du plan permet au correcteur de se repérer dans la copie. Il est important de montrer que la copie se place dans une logique de démonstration et non de description, pour éviter la paraphrase, principal problème des copies au baccalauréat.
Le plan développé
Dans cet extrait de L'Ensorcelée, Jules Barbey d'Aurevilly fait la peinture du paysage qui sert de cadre au roman. Si cette page permet au lecteur de se représenter avec précision l'espace, elle l'empreint également d'une dimension légendaire.
Un court paragraphe en début de partie permet d'annoncer les idées qui vont être développées.
Dès les premières lignes, Barbey d'Aurevilly inscrit son texte dans une géographie réelle, reconnaissable.
La première phrase d'un paragraphe doit annoncer l'idée qui va y être défendue : un paragraphe contient toujours une idée illustrée et développée. Le développement d'un paragraphe de commentaire s'appuie en général sur trois étapes : annonce d'une idée – citation analysée avec des procédés littéraires (figures de style, remarque grammaticale…) – interprétation des effets produits par ces procédés. C'est ce qui permet d'éviter la paraphrase et d'entrer dans une logique démonstrative.
Il situe l'action « entre la Haie-du-Puits et Coutances », évoque « Saint-Sauveur-le-Vicomte ».
Citation.
L'usage de noms propres
Procédé.
ancre le texte dans un espace réel, le Cotentin, conférant une aura d'authenticité à ce qui s'annonce pourtant comme un lieu étrange.
Interprétation, souvent en lien avec l'effet recherché par l'auteur sur son lecteur, son projet d'écriture.
L'espace est décrit comme un « désert normand », une expression oxymorique qui transforme cette région en un lieu de désolation. Cette désolation est encore renforcée par une accumulation de négations : « ni arbres, ni maisons, ni haies, ni traces d'homme ou de bêtes », qui dresse le tableau d'une lande stérile et inhospitalière. Cela est souligné par un effet d'immensité suggéré par des chiffres concrets : « sept lieues de tour », « plus d'une couple d'heures » pour la traverser à cheval. Les modalisateurs hyperboliques comme « si considérable » ou « si claire » accentuent encore l'idée d'un espace démesuré et impressionnant. Mais la lande n'est pas seulement un paysage vide : pour renforcer l'impression d'authenticité, l'auteur la peuple par ceux qui la traversent ou la racontent. Les habitants du pays y sont désignés par leurs qualités physiques et morales : « musculaires », « braves », « prudentes ». Ils incarnent un certain type humain façonné par un territoire rude. En intégrant des tournures locales comme « il y revenait », l'auteur donne de la consistance à cette communauté, contribuant à faire vivre cet univers aux yeux du lecteur. La lande devient ainsi un personnage à part entière, porteur d'une identité propre.
Conclure le paragraphe en rappelant son idée principale et ce qu'il a apporté comme élément de réponse à la problématique.
Si la description peut sembler réaliste, elle ouvre pourtant la voie à un registre plus flou, plus incertain. Le récit s'appuie sur une série de paroles rapportées : « disait-on », « on citait », « on parlait vaguement ». Cette imprécision linguistique fait basculer le texte dans l'imaginaire populaire, en évoquant possiblement les veillées populaires où l'on se raconte les légendes inquiétantes.
Ne pas hésiter à utiliser des modalisateurs exprimant l'hypothèse voire le doute : « nous pouvons supposer/penser que… » Un texte littéraire contient une part de mystère face auquel on ne peut qu'émettre des suppositions, qui font pleinement partie de la démarche interprétative. Attention cependant à appuyer ces hypothèses sur des faits textuels précis pour ne pas tomber dans l'extrapolation ou le contresens.
La lande devient alors un lieu de récits et de rumeurs, comme en témoigne la mention d'« assassinats » anciens, évoqués sans certitude. L'écrivain introduit ainsi la dimension déréalisante de l'espace, soulignée par l'antithèse aux allures d'aphorisme, « l'imagination continuera d'être […] la plus puissante réalité », qui met à distance le réalisme et ouvre le lieu à l'impossible : à la rigueur topographique du début succède un espace mental, un territoire de l'imaginaire. Les verbes de croyance, « si l'on en croyait », ou les temps verbaux de l'hypothèse, « il aurait été difficile de choisir », participent à une esthétique de l'indétermination qui prépare le surgissement du surnaturel. La lande n'est plus seulement un lieu désertique : elle devient le théâtre d'apparitions inexplicables, un espace poreux entre le réel et le magique.
Ainsi, davantage qu'un espace que le lecteur pourrait aisément se représenter, Barbey d'Aurevilly cherche surtout à créer chez lui un sentiment d'étrangeté et travaille le potentiel impressif de la lande.
Phrase de transition qui récapitule la première partie.

Cette ouverture à la légende permet d'en faire un lieu menaçant et fantastique, qui donne sa couleur inquiétante au roman.
En effet, l'impression de désolation du paysage plonge le lecteur dans une atmosphère de solitude angoissante, éloignée d'une communauté rassurante. Cette dernière est par exemple évoquée avec la mention des « paroisses », lieu de communauté religieuse qui s'oppose à la lande, comme si cet espace échappait aux protections religieuses habituelles et devenait par contraste proprement diabolique. Le glissement est progressif et la menace s'installe par un système de gradation progressive : de la « solitude » initiale, l'on passe à « la tristesse désolée », puis à l'évocation explicite du danger, avec un champ lexical de la violence au deuxième paragraphe : « assassinats », « dépêcher un ennemi », « bandits », « attaqués ». La lande devient un espace de la mort, hanté par le souvenir des crimes et la peur de l'agression. La nuit, omniprésente dans le texte, accentue ce sentiment d'inquiétude : l'hypallage « vaste silence » dans l'expression « un si vaste silence aurait dévoré tous les cris » crée une atmosphère oppressante, où même la parole devient vaine. Dans cette citation, la nuit est par ailleurs personnifiée par l'intermédiaire du verbe « dévorer » qui en fait un monstre silencieux, fourbe et dévorateur, avalant les appels à l'aide : elle crée l'image d'un monde sans échappatoire, où le mal peut agir impunément.
Plus encore, la menace devient peu à peu surnaturelle, et le paysage plonge dans le registre fantastique, qui suscite l'angoisse. Le récit évoque « les plus singulières apparitions » rapportées par les « charretiers », qui en seraient revenus pour en colporter la rumeur. La répétition de ces légendes transforme l'espace en un lieu hanté : à l'instar de la nuit, la « terrible lande », le « passage redoutable » sont à leur tour personnifiés, devenant des entités vivantes et hostiles, qui agissent sur la psyché des personnages comme sur celle du lecteur. La gradation déjà évoquée se poursuit en effet : du brigandage inquiétant mais plausible, le ton glisse vers l'étrangeté du fantastique, les « singulières apparitions » évoquant des figures de spectre. L'imaginaire prend ainsi peu à peu le pas sur le réel, et l'antithèse finale « l'imagination continuera d'être […] la plus puissante réalité » confirme cette inflexion du texte vers le doute, rendant poreuse la frontière entre réel et fiction, propre du registre fantastique. Le lecteur ne sait plus ce qu'il doit croire, et c'est bien là la force du fantastique : entretenir cette incertitude fondamentale.
Conclusion
Dans cet extrait liminaire de L'Ensorcelée, Jules Barbey d'Aurevilly transforme une lande normande en un espace à la fois réaliste et irréel, qui cristallise les peurs et les croyances d'une région.
Reprise de la problématique.
Le « désert normand », devient un personnage à part entière, à la fois enraciné dans une géographie précise et ouvert à un imaginaire puissant marqué par la légende folklorique que l'on se transmet de génération en génération.
Rappel de la première partie.
L'auteur orchestre un crescendo menaçant, nourri par la légende et les récits populaires, jusqu'à introduire une ambiance fantastique qui bouleverse les repères du lecteur.
Rappel de la seconde partie.
Cette page peut évoquer certaines œuvres de la littérature anglaise gothique, notamment Les Hauts de Hurlevent d'Emily Brontë, où le paysage aride et menaçant se fait l'emblème de la cruauté des personnages et des relations amoureuses torturées qui s'y déploient.
Ouverture sur une autre œuvre : la culture littéraire personnelle ou acquise durant l'année sera valorisée.