de Graffigny, Lettres d’une Péruvienne

Lettres d’une Péruvienne : voir la France autrement
Et si la France nous paraissait tout à coup étrange, exotique, déroutante ? C’est le regard que porte Zilia, princesse inca enlevée à son peuple et transportée jusqu’en Europe, dans Lettres d’une Péruvienne (1747), roman épistolaire de Françoise de Graffigny. À travers les lettres qu’elle adresse à son fiancé resté au Pérou, Zilia observe, analyse et interroge la société française. Ce qu’elle voit ? Un monde de contradictions, de violences déguisées, et d’hypocrisies morales.
Dans le contexte des Lumières, où la fiction devient un moyen de remise en question des normes sociales, le roman épistolaire de Françoise de Graffigny s’inscrit pleinement dans une tradition critique et réflexive. D’abord naïve, Zilia dépeint la France avec les mots d’une étrangère : elle parle d’un miroir comme d’une « machine qui double les objets », et d’un nécessaire à couture comme de « petits outils d’un métal fort dur ». Ce décalage amuse, mais il déstabilise aussi. Car derrière ce regard candide se cache une critique acérée : Zilia oblige le lecteur à se voir autrement, à prendre du recul sur ses habitudes, ses croyances, son monde.
Le dispositif épistolaire permet une immersion progressive dans la conscience de Zilia, tout en impliquant le lecteur dans une posture réflexive. Comme Montesquieu dans Les Lettres persanes, Graffigny mêle aventure romanesque et réflexion philosophique. Le roman débute sur fond de drame : enlèvement, séparation amoureuse, destruction d’un temple. Mais très vite, l’intrigue devient prétexte à une dénonciation politique, morale et religieuse. Zilia remet en question le dogme catholique, l’inégalité des peuples, et surtout la condition féminine. Elle remarque qu’en France, on vante la vertu… mais on ne l’applique guère.
Marginale parce que femme, étrangère et pauvre, Zilia fait l’expérience de toutes les exclusions. Elle observe une société dominée par les privilèges, où la richesse ne repose pas sur le travail mais sur une hiérarchie figée. Le système monarchique lui semble absurde, fondé sur des valeurs inversées : les puissants vivent du travail des autres, mais imposent une morale qui justifie cet ordre injuste.
Mais ce roman est aussi celui d’une transformation. Zilia apprend à lire, à penser par elle-même, à se détacher de son passé amoureux. Chaque lettre témoigne de ses progrès intellectuels. À mesure qu’elle découvre la langue et la culture françaises, elle construit sa propre voix. Le « nouvel univers » qu’elle découvre n’est pas seulement celui d’un pays inconnu : c’est aussi celui de sa conscience. De captive silencieuse, elle devient femme libre, capable de dire : « Je suis, je vis, j’existe. »
Zilia est-elle une figure féministe ? Si elle reste attachée à son amour pour Aza, elle interroge avec lucidité l’éducation des femmes, leur dépendance affective, et leur place dans la société. Elle préfigure une pensée féministe en remettant en cause les normes genrées et les hiérarchies sociales. À travers elle, Graffigny défend l’idée qu’une femme peut penser, choisir et exister sans se définir par un homme. Un message d’autant plus fort qu’il est porté par une voix venue d’ailleurs.