Dissertation, « Vouloir la paix, est-ce vouloir la justice ? », sujet de métropole, juin 2023

Énoncé

Vouloir la paix, est-ce vouloir la justice ?

Corrigé

Introduction
L'histoire est traversée de conflits menés au nom de la justice, de moments où la passivité était une position inacceptable et où rentrer en conflit était la chose juste à faire. Quand l'Angleterre et la France laissent l'Allemagne nazie annexer l'Autriche en 1938 pour préserver la paix et éviter une nouvelle guerre, ces deux pays préfèrent la paix à la justice. Ils choisissent une paix fondée sur l'injustice plutôt que d'agir pour faire valoir le droit des peuples à s'autodéterminer, ce qui, à terme, a mené tout de même à la guerre. Ainsi, on est amené à interroger une équivalence habituellement présupposée : vouloir la paix, est-ce vouloir la justice ?
Une manière de commencer une introduction est d'amener la question posée, l'écueil étant de remplacer cette question par une autre. Un des enjeux est donc de trouver pourquoi les concepts ont été articulés ainsi dans ce sujet. Cela peut être pour des raisons historiques, c'est l'exemple qu'on a choisi ici, ou pour des raisons culturelles, psychologiques, politiques, artistiques… Expliquer cela permet d'amener les notions en jeu dans le sujet à traiter.
Le terme « vouloir » est répété deux fois dans ce sujet, il entraîne une réflexion sur l'identité de volonté qui anime le sujet pacifiste et le sujet animé de justice. Est-ce un même désir qui s'empare de l'individu ? Ou bien ont-ils la même source ? Au contraire, consistent-ils en deux mouvements de la volonté reposant sur des principes contraires ? Pour analyser ces différentes questions, il faut avancer quelques définitions préliminaires. La paix semble d'abord refléter un état d'absence de guerre ou de conflit. On peut parler de paix entre nations, mais aussi au sein d'une nation : elle s'oppose alors à la guerre civile. On peut dériver de cette conception politique l'idée d'une paix intérieure : l'absence de conflits, de dilemmes ou de remords. Mais la paix peut prendre une connotation positive aussi quand elle est entendue comme une concorde, une façon de s'entendre de manière commune. Ainsi, la paix comme absence de conflits semble renvoyer au rôle de la justice dans son aspect légal et de législatrice : à travers les lois et l'imposition de celles-ci, la justice cherche à faire taire le conflit au sein de la société. La justice et la paix renvoient alors à une dimension : celle de l'ordre. La notion de concorde, quant à elle, interroge une autre dimension de la justice, l'idée de légitimité c'est-à-dire ce qui est juste du point de vue de la morale. Dans cette dimension, la société peut brimer une partie de la population et ne pas être en guerre civile mais cela ne signifie pas pour autant que la société soit en paix et soit juste. Elle vit un conflit caché, un conflit dans le droit des individus. Dans cette situation, le conflit n'est plus considéré comme injuste et illégitime mais peut devenir la clef de la justice, et par conséquent le maintien de la paix devient l'obstacle de l'objectif de justice.
Un sujet de philosophie invite à considérer différents aspects d'une réalité ou d'un phénomène. Pour cela, plusieurs méthodes sont pertinentes, comme interroger le présupposé – ici que la paix et la justice renvoient l'une à l'autre – ou essayer d'opposer et d'articuler différentes dimensions – ici légal et légitime ou les deux définitions proposées de la paix.
Comment donc penser que vouloir la paix c'est vouloir la justice si la paix et la justice semblent renvoyer l'une à l'autre, la seconde étant la condition de la première et qu'en même temps la paix peut être une raison qui justifie de laisser exister les injustices ?
Pour répondre à ce problème, nous commencerons par analyser la position courante qui consiste à articuler paix et justice en montrant qu'en effet la paix repose bien souvent sur l'instauration de mécanismes légaux. Nous questionnerons alors la légitimité de cette paix, et donc de l'équivalence de la paix et de la justice, en montrant que la paix peut instaurer un état d'injustice, et donc paradoxalement appeler aux conflits pour plus de justice. Enfin, en dernier temps nous redéfinirons la notion de justice pour l'articuler pleinement à la paix.
Pour poser un problème, comme pour poser un plan de réflexion, une manière de procéder est d'envisager l'inverse. Ici, que la justice soit liée à la paix semble être une évidence : que serait l'inverse ? Que la paix soit injuste ou le conflit juste – ce qui forme notre deuxième partie ici. Envisager ces positions, au premier regard paradoxales, oblige à aborder plusieurs points de vue, et à questionner les évidences.
I. Vouloir la paix, c'est vouloir la justice comme institution de l'ordre social
1. La guerre comme état de plus haute injustice
Imaginons un cas : il n'y a pas de justice au sens de législation, comme on peut l'entendre dans le vocable « ministère de la Justice », donc pas de juges, pas de tribunaux, pas de lois, pas d'avocats, juste des individus. Aurait-on la justice au sens d'un respect des droits de chacun ? Et aurait-on la paix, au sens de concorde ou d'absence de conflits ? Pour le savoir, demandons-nous ce qui se passerait lorsqu'un individu causerait du tort à un autre individu. La réaction première serait de vouloir se faire justice soi-même, c'est-à-dire demander des comptes et se venger. Un individu a été violenté, il va rétorquer par la même violence. Est-ce juste ? Hegel, dans Les Principes de la philosophie du droit, explique que non. Le problème réside en ce que celui qui rend le coup est aussi l'évaluateur du coup. Il va donc rendre un coup qu'il pense être équivalent, or, celui qui va le recevoir l'estimera plus fort. Et donc voudra en rendre un autre. Ainsi commence un cycle de violence. Sans justice établie, la société devient donc violente et perd aussi la paix. Sans justice pas de paix, sans paix pas de justice. Comment Hegel établit-il le lien positif entre justice et paix ? Si on cherche à éviter le cycle de la vengeance, on cherche à élaborer une conception plus développée de la justice. Une première solution serait la loi du talion : œil pour œil, dent pour dent, faire exactement à l'autre ce qu'on a subi. Mais cela pose encore le même problème, celui de l'évaluation subjective, et en ajoute un nouveau : le cas où la « même chose » est impossible à rendre – ce serait par exemple le cas où quelqu'un qui ne possède pas de voiture rayerait la voiture d'un automobiliste : celui-ci ne peut pas rayer en retour un véhicule qui n'existe pas. Ainsi, selon Hegel, face à ces problèmes, la société va élaborer une justice fondée sur un juge qui agit comme un tiers dans la situation, ni coupable ni victime, qui évalue la situation et trouve un équivalent (financier ou caractérisé par un temps hors de la société) au crime connu. Pourquoi avoir besoin de cette institution ? Car sans institution qui assure la justice, la société dériverait vers le conflit par le bouillonnement de mécontentements qui entraînerait à nouveau la vengeance et donc le conflit. Ainsi, si une société veut la paix, il lui faut la justice sous la forme d'une institution judiciaire respectée et respectable.
Une des façons de construire une argumentation consiste à élaborer des hypothèses, des expériences de pensée pour en tirer les conséquences. Ici, l'hypothèse est le retrait de la notion de justice : la paix pourrait-elle se maintenir ? Cela permet d'amener la légitimité de certaines articulations de notions.
2. Vouloir sortir de la guerre, c'est vouloir l'institution de loi et donc d'une justice
Hegel n'est pas le premier auteur à construire la nécessité de la justice à partir de la situation d'un chaos d'où elle serait absente. Hobbes, l'auteur du Léviathan, explique que le rôle de l'État est d'instituer la justice dans un monde où la nature, et donc l'absence de justice, régnait. La justice commence par l'élaboration d'un contrat social, avant ce contrat c'est le conflit généralisé. La seule justice qui existe ce sont les lois ainsi élaborées. Hobbes construit son raisonnement à partir d'une fiction philosophique : celle de l'état de nature. L'état de nature, c'est l'état des êtres humains avant la construction d'une société, donc sans lois, sans attaches, sans culture. Bien que cet état ne s'appuie pas sur des réalités historiques, il sert à fonder la société et ses lois. Ce qu'explique Hobbes, c'est que l'état de nature est l'état de guerre de tous contre tous pour l'obtention des ressources, chacun cherchant à répondre à ses propres besoins. Il n'y a aucune règle, aucune permanence, une précarité constante : le plus fort s'endort et se fait tuer par ses anciennes victimes, qui par la suite vont se trahir… c'est donc un état de violence et de conflits. Pour en sortir, les individus vont passer un contrat pour abandonner leur liberté d'action au profit d'un État qui imposera des règles et les fera respecter en utilisant, lui, la violence si nécessaire. L'État, le souverain, a pour rôle d'imposer des lois et de les faire appliquer pour assurer l'ordre social. Ainsi, le rôle de l'État est d'instaurer une justice qui n'existe pas avant son apparition. Ce qui est juste, ce sont les lois instituées car elles permettent de vivre hors de l'état de guerre permanent. Ce que redoute Hobbes, c'est ce qu'a traversé son époque : les déchirements et guerres pour la couronne anglaise qui ont produit des instabilités et des massacres. Ainsi, il fonde une théorie indiquant la nécessité d'éviter le flottement et l'absence de règles, la théorie du contrat social et du fondement de l'État. Vouloir la paix comme absence de guerre, c'est donc vouloir qu'on instaure des règles, des lois et donc un appareil judiciaire.
3. La justice comme légitimation de la paix
Ainsi, ce que traverse politiquement le continent européen à l'orée de la modernité va déterminer certaines conceptions de la justice. Les guerres de Religion, suite au schisme entre le catholicisme et le protestantisme entraîneront des conflits entre États et au sein de ceux-ci. Cette situation va devenir si intenable qu'elle conduira des auteurs à questionner la possibilité de justice. Ainsi Pascal dans ses Pensées établit une analyse de la force et de la justice. Par force, il entend le pouvoir qui s'impose. Il montre dans cette analyse que si la force s'impose, car elle peut écraser son opposition, la justice, elle, est incertaine, elle est débattue, questionnée, remise en cause et peut-être battue par des gens forts et injustes. La justice ne pourrait donc pas être appliquée seule : elle a besoin de la force pour s'imposer. Sauf que la force n'a aucune raison d'être juste. Ainsi, le pouvoir va se revendiquer comme juste pour s'imposer sans trop de questions, se faire accepter. Mais à défaut d'être juste, il offre de l'ordre. Ce constat que dresse Pascal pourrait être lu comme une critique, mais il est en fait un constat pessimiste : la justice ne saura s'imposer en elle-même, il y aura toujours des conflits en son nom. Autant alors lui préférer l'ordre, qui prétend à la justice, que le désordre et l'éventuelle guerre civile. L'analyse de Pascal est qu'il faut faire ce qu'il est dans le pouvoir humain de faire : éviter la jalousie, le crime, la violence étant impossible, il ne faut pas dénoncer le pouvoir comme n'ayant qu'une façade de justice mais plutôt l'accepter au nom du fait que le désordre ne ferait qu'entraîner à la fois la guerre et l'injustice. Ainsi, vouloir la paix, c'est vouloir que quelque chose prenne le nom de justice pour assurer le moins mauvais des états.
Ainsi, dans ce premier temps, nous avons montré que vouloir la paix c'est vouloir la justice, mais en deux sens précis. Vouloir la paix comme absence de conflits, c'est vouloir la justice comme institution de lois. Cependant, une question est soulevée : est-ce qu'une société illégitime, qu'une justice inégalitaire ne créent pas une situation où davantage de conflits émergent ? Ainsi, la préservation de la paix ne devient-elle pas uniquement une manière de justifier une situation injuste qui porte en elle-même sa contradiction ?
Le but d'une transition consiste à faire le point sur les idées établies jusqu'alors mais aussi à poser une question qui conduit à une poursuite de la réflexion. Ici, nous utilisons une contradiction comme fond de notre questionnement. Cependant, la contradiction doit être distinguée de l'opposition. Une opposition, ce serait rejeter massivement ce qu'on a jusqu'alors expliqué comme nul et non avenu. À l'inverse, porter la contradiction c'est montrer les limites de la première thèse, qui feront l'objet de l'analyse suivante. Ce n'est donc pas un « oui » puis « non » mais un « oui » puis « mais ».
II. Vouloir la paix ce n'est pas vouloir la justice ; vouloir la justice ce n'est pas vouloir la paix
1. Vouloir la paix au prix de la justice
En poursuivant les constats de notre première partie, on peut questionner l'adéquation entre la paix et la justice. La paix et la justice peuvent devenir deux choses contraires. C'est une des objections que reçoivent les révolutionnaires : ils dérangent l'ordre établi, l'ordre des choses, la marche du monde. Ils créent des conflits là où il y avait la paix et donc ce seraient eux les vrais injustes. On peut penser à de grandes figures : Nelson Mandela qui rejette l'apartheid en Afrique du Sud finit en prison, donc condamné comme injuste car il a dénoncé une injustice. La paix sert alors de justification à un ordre qui laisse des individus en situation d'injustice. De la même manière, les mouvements de décolonisation ont refusé l'état de paix de surface en préférant la guerre, seule manière alors de dénoncer l'injustice d'être privé du droit à s'autodéterminer. Vouloir la paix n'est donc pas nécessairement vouloir la justice. Le pacifiste aime à penser que puisqu'il refuse la violence, il est nécessairement juste. Mais la paix peut se faire aux dépens de la justice. L'idée d'éviter le conflit, de faire preuve de modération ne peut être une condition suffisante pour penser la justice. Ainsi Hannah Arendt, dans Qu'est-ce que la politique ?, distingue deux formes de paix. La première est une paix tyrannique : l'occupant s'impose, effraie, brutalise pour briser les mouvements de contestation. C'est une paix injuste. Elle y oppose une paix, qu'on pourrait appeler la « paix politique », qu'elle repère dans la conception romaine de la loi : la paix par la loi romaine, c'est celle de l'accord, qui devient aussi un lien durable, et donc dans la possibilité d'une discussion, qui permet l'union des hommes après la phase violente de la guerre qui les a divisés. L'objectif de cette paix est la création d'une communauté. Il y a donc une paix juste comme une paix injuste, comme il y a des conflits justes et injustes. Car il y a bien des moments conflictuels, des moments de violence : ce qui sera juste sera parfois d'entrer en conflit pour les empêcher, non pas de défendre la non-intervention. Quand on habite un pays en guerre, prôner la paix c'est estimer que les deux belligérants ont autant raison l'un que l'autre, que les droits de chacun sont respectés. Mais si l'un des deux belligérants asservit, massacre, a des objectifs contraires aux droits et au respect humain, il n'est pas l'équivalent de celui qui se défend. Vouloir la paix peut donc parfois se faire au prix de la justice.
Ce que propose ici Arendt s'appelle une distinction conceptuelle et peut servir de modèle, dans une certaine mesure, à ce qu'on attend en philosophie : distinguer différents aspects d'une même réalité. Passer d'une partie de dissertation à une autre c'est souvent envisager un autre aspect de la notion en jeu – ici, il y a paix tyrannique et paix politique, ou paix injuste et paix juste.
2. La paix, cache-misère de l'injustice
Assumant d'interroger ce qu'on appelle la justice, Marx questionne la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen dans son texte La Question juive. Il montre que derrière leur apparence de justice, qu'on préjuge vectrice de paix, les droits donnés ne sont que façades et ne forment pas une possibilité pour chacun d'être respecté dans ses besoins et traité en tant qu'égal. Ainsi, il prend en exemple le droit de propriété, qui semble juste en tant que protection de mes biens. Cependant, il montre que ce droit n'est que formel et non pas réel tant que certaines personnes n'accèdent pas à la propriété. Ce droit ne défend que ceux qui possèdent déjà quelque chose, pour le non-possédant ce n'est pas un droit effectif – il est en droit égal à celui qui possède des propriétés mais dans les faits il ne possède toujours rien et donc reste plongé dans une situation d'inégalité et donc d'injustice. Marx amplifie son analyse en constatant que le droit de propriété protège le droit du propriétaire contre la protestation du dépossédé : ce dernier ne pourrait pas revendiquer un accès à la propriété, car elle se ferait aux dépens du propriétaire. Ainsi, la justice sert avant tout les possédants. Les images mentales de la société en sont même informées : revendiquer l'accès à la propriété pour tous deviendrait injuste et serait condamnable car cela donnerait lieu à un conflit, qui ne serait fondé sur aucun droit écrit. Celui qui revendiquerait, manifesterait, protesterait, deviendrait ainsi soupçonné d'être un voleur, de ressembler aux malfaiteurs et donc d'être à l'initiative du désordre ou de l'encourager. Pour Marx, la paix prônée au nom de la justice est en fait un ordre qui se maintient au profit de certains, au prix d'injustices envers les autres. Vouloir la paix, c'est vouloir l'injustice dans cette situation.
3. Si vouloir la paix, c'est vouloir l'injustice ; vouloir le conflit, c'est vouloir la justice
Ainsi, si précédemment on a pu montrer que vouloir la paix, vouloir le maintien d'un ordre revient parfois finalement à vouloir préserver un ordre injuste, on comprend aussi qu'on a pu faire du conflit un moyen d'accès à la justice. Comprenons bien cette position : le conflit n'a pas pour vocation d'être un état permanent et maintenu de guerre et de violence, l'idée est de plutôt renverser une paix vécue comme soumission injuste par un conflit et des violences armées. Donc, à bien comprendre, le conflit est, ici, conçu comme un moyen vers la justice et la paix. Il y aurait donc des guerres justes, des guerres légitimes, des combats justes, des combats légitimes. Fanon, dans Les Damnés de la terre, essaie d'analyser les motifs de ce combat, l'essor vers la violence, en prenant le cas particulier de la guerre décoloniale de l'Algérie contre la France. Il explique que la violence coloniale impose une paix, une paix humiliante, violente, irrespectueuse, privant un peuple de ses droits. Il montre alors comment ce vécu violent s'insinue dans la chair et dans l'esprit des colonisés : la violence provoque un état d'agressivité et d'humiliation. Mais cette violence devient aussi remède : il est moyen de libération et de reconquête de la fierté d'un peuple. Le peuple va pouvoir prendre les armes et affirmer ainsi son désir de justice et d'être reconnu dans ses droits et son indépendance. En prenant ce cas de guerre décoloniale, Fanon permet de repérer deux éléments : d'abord, toute paix, au sens de cessation de conflits, n'est pas juste, au sens de respect des droits de chacun. Il y a des paix tyranniques et qui ne relèvent donc pas de la concorde. Ensuite, le conflit peut paradoxalement être un moyen d'obtenir la justice, au sens d'un respect de droits légitimes.
Ainsi dans cette partie, on a pu soulever un paradoxe, quelque chose qui va à l'encontre des idées courantes : la paix, l'absence de conflit peut être tyrannique, violente et empêcher la justice plutôt que la provoquer. Ainsi la paix devient un prétexte de soumission et d'ordre plutôt qu'une recherche de justice. Dans cette situation, la paix devient un obstacle et une oppression, alors le conflit devient le moyen d'obtenir le respect de ses droits. Ainsi, il nous faut à présent nous demander : quels sont les droits qui justifient d'entrer en conflit ? Et donc quelle justice doit-on viser pour être en paix ? Quand est-ce que vouloir la paix, c'est vouloir la justice ?
Le questionnement qui nous fait passer de notre deuxième thèse à la troisième consiste non pas dans une contradiction mais dans une tentative d'articuler les constats des deux premiers points de vue : une paix ne s'articule pas toujours à la justice mais si on a repéré des situations où c'était le cas, dans quel cas cette articulation existe-t-elle authentiquement ? L'idée est cette fois de résoudre la contradiction. Ainsi, après le « mais » on essaie de reprendre le « oui » en lui ajoutant une autre dimension pour le rendre plus juste. Un plan courant pourrait donc avoir comme lignes de force : « oui… mais… donc… ».
III. Vouloir la paix comme concorde, c'est vouloir une justice pleinement légitime
1. Seule la justice comme respect des droits légitimes permet la paix
Vivant lui aussi dans une époque de troubles et de guerres civiles suite au schisme entre le catholicisme et le protestantisme, Locke offre un autre regard sur le lien entre paix et justice. La justice serait le respect de certains droits naturels, droits que l'être humain possède naturellement, que Locke énumère : droit à la vie, droit à la liberté, droit à la propriété, droit à la justice. Le seul qu'abandonne le citoyen à l'État, c'est le droit de se faire justice soi-même. Mais comme le souligne Locke, l'État se trouve limité par le droit naturel : en cas de non-respect de ces derniers, Locke établit la légitimité de la révolte et donc de la guerre contre l'État. Si l'État veut la paix, il doit donc être juste. Locke précise cette idée et l'applique au cas concret de son époque dans sa Lettre sur la tolérance. Il y expose les raisons pour lesquelles un État devrait éviter d'interdire des pratiques religieuses et de légiférer en ce sens. Selon lui, l'État est tout d'abord incapable d'avoir le contrôle sur la vie intérieure des individus car il n'a de force que sur les corps des individus. Ensuite, ce n'est pas son rôle : il n'est pas un meilleur guide en matière religieuse. Enfin, et c'est ce qui nous concerne plus particulièrement pour ce sujet, en cas d'interdiction, il provoque les troubles qu'il est supposé empêcher : en s'en prenant à la liberté naturelle de la croyance, il devient injuste et devenant injuste il crée les révoltes contre lui. Ainsi, suivant le cas de la croyance, seul un respect de droit légitime donc une justice au sens de respect de la norme du juste permet d'assurer la concorde, si l'État veut la paix il doit donc vouloir la justice.
2. Le double établissement de la paix et de la justice
On voit donc que la paix ne doit pas être suivie comme un but en soi mais qu'une paix légitime s'établit dans la lignée d'une justice véritable, et que cette justice véritable s'atteint historiquement en passant par le conflit. Ainsi Kant affirme que vouloir la paix et vouloir la justice reviendrait à la même chose si on se place du point de vue du progrès historique. Il développe cette position dans Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique. Selon lui, l'histoire se développe car l'humain est pris dans une insociable sociabilité : il est à la fois sociable, car il a besoin de se lier aux autres, mais aussi insociable, car il est jaloux, égoïste et compétitif. Ces deux traits se retrouvent au niveau des États : les États ont besoin d'échanges économiques et s'attaquent et se font la guerre. Or, selon Kant, il y a un progrès historique qui apparaît si on regarde comment cette insociable sociabilité finit par nouer des liens telles que les États deviennent interdépendants, n'ont plus de raison de se battre et de s'attaquer, ils ont plus d'intérêt à la paix qu'à la guerre. Mais ce programme, selon Kant, n'aboutit pas seulement à la paix mais à une forme de moralisation des individus : le respect est d'abord suivi par intérêt puis par habitude, puis pour lui-même. Ce que découvre Kant c'est que cette notion de paix qui devrait selon lui se développer dans l'histoire est une notion liée et corrélée à celle d'un respect de la personne et de ses droits moraux. Cela vaut pour les relations entre individus. Mais au niveau des États, Kant fonde l'idée d'un droit international pour régler juridiquement et non plus militairement les conflits. Ainsi, selon lui, le développement de cette paix passera par la reconnaissance d'une justice internationale. Ainsi, si l'on synthétise le propos : la paix se développe au fil des conflits car les États y voient de moins en moins d'intérêt, ainsi pour instaurer la paix, ils devront reconnaître une justice internationale et individuellement des droits moraux à respecter. Ainsi, un pacifiste conséquent veut une justice qui peut régler les conflits sociaux ; et en visant cette paix et donc cette justice, nous devons, peut-être malheureusement, connaître des conflits le temps de l'instituer.
3. La paix intérieure comme sociale suppose la justice
Pour finir, nous pouvons envisager une dernière notion de paix : la paix intérieure, l'absence de remords ou de culpabilité, la sérénité. De manière originale, Platon va proposer, dans La République, une articulation du psychologique et du politique. Il montre que la justice comme la paix se trouvent autant au sein de la société qu'au sein de l'individu, mais aussi que l'état de la société joue sur celui de l'individu, tout comme l'individu et sa psychologie forment la société. Selon Platon, ce qui forme alors la justice c'est la bonne organisation entre trois différents pouvoirs à l'intérieur de soi comme à l'intérieur de la Cité. Il se demande : qui doit diriger pour que la vie menée soit bonne, juste, vertueuse ? Il constate que l'individu qui suit ses désirs est un individu déchiré. Il veut tout et son contraire. Le bien de sa famille, le sien propre, celui de ses compatriotes, il peut être égoïste un jour et généreux le lendemain. Les désirs sont contradictoires et entraînent des états de conflits internes. Les désirs ne doivent pas diriger. La fierté, l'honneur ne doit pas non plus servir de moteur de notre vie : fonder notre vie sur la recherche de la réputation, de la performance peut nous entraîner à écraser injustement les autres. Ce qui doit nous diriger, c'est la raison. Elle doit gérer les désirs et la fierté, et décider des actes qui sont droits, bons, vertueux, trancher les dilemmes de la meilleure façon. Ce mode de vie évite les déchirements internes : on reste droit et fixé sur son objectif. C'est un état de sagesse, de paix intérieure. Mais ce qui est original c'est que ce constat interne, Platon l'applique à la société. Qui doit diriger ? Pas les producteurs, images des désirs, chacun voulant son bien propre – les agriculteurs voudraient des lois les favorisant, les marchands le voudraient aussi… et un conflit naîtrait. Pas le gardien, fondé sur l'honneur et sa réputation, il voudrait la guerre ou paradoxalement la crise pour montrer sa bravoure. C'est le philosophe, le sage, celui qui est capable de composer le bien commun qui doit assurer la justice sociale. En écho, Platon monte qu'un tyran, un dirigeant qui cède au moindre de ses désirs et qui impose le moindre de ses désirs crée des situations de désordre et de conflits. Ainsi, vouloir la paix c'est vouloir la justice comme règlement juste et raisonnable de la société comme de soi et ses actions.
Cette dernière partie envisage de manière plus approfondie une suggestion émise en introduction : que la paix pourrait être intérieure et non pas sociale ou politique. Une des possibilités pour construire une ouverture pertinente à un sujet est d'ouvrir sur un sens secondaire du sujet. Ici, on se tourne donc vers la question de qui veut la paix et la justice. Jusqu'à présent notre réponse concernait surtout le citoyen, l'État ou l'individu en général mais ici c'est la paix de l'individu envers lui-même qui devient l'enjeu central.
Conclusion
Nous nous sommes demandé si vouloir la paix, c'était vouloir la justice. La réponse a appelé des nuances et des paradoxes. Tout d'abord, nous avons distingué des types de justice et montré que vouloir la paix nécessite d'établir un système juridique et des lois. Ainsi, paix et justice semblaient l'objet d'une même volonté. Cependant, nous avons pu questionner la légitimité d'une telle paix, montrant alors que l'absence de conflits n'est pas nécessairement un état de concorde, ni nécessairement juste. Finalement, vouloir la paix n'est vouloir la justice que si celle-ci repose sur une organisation légitime de la société respectueuse des droits humains. Sans cela, on prétend vouloir la paix, mais on veut seulement l'ordre et on alimente secrètement les conflits.