Dissertation, « Le bonheur est-il affaire de raison ? », sujet de métropole, juin 2023

Énoncé

Le bonheur est-il affaire de raison ?

Corrigé

Introduction
Comment mener une vie bonne, une vie qui mérite d'être vécue ? Ce questionnement sur la bonne vie à mener, celle qui rend heureux, a guidé la pensée antique et les conceptions de la sagesse. La question du logos, qu'on pourrait traduire par « discours », « raisonnement », « parole », « science », était dès lors articulée à celle du bonheur. Ce qui se dessine alors derrière la philosophie, dont l'un des objets est l'interrogation du logos, semble être l'articulation de la raison et du bonheur, et l'exploration de cette articulation. Ainsi, que répond la philosophie à la question : le bonheur est-il affaire de raison ?
Une manière de commencer une introduction est d'amener la question posée, l'écueil étant de remplacer cette question par une autre. Un des enjeux est donc de trouver pourquoi l'articulation des concepts dans ce sujet a été posée. Cela peut être pour des raisons historiques, c'est l'exemple qu'on a choisi ici, ou pour des raisons culturelles, psychologiques, politiques, artistiques, etc. Et ces raisons peuvent permettre d'amener les notions en jeu dans le sujet à traiter.
Deux pôles se dégagent dans cette question. Tout d'abord, la question du bonheur, dont l'étymologie renvoie à bon-heur, c'est-à-dire à la bonne fortune, à la chance. Ce qui apparaîtrait alors, c'est que le bonheur est une affaire de chance. Mais le bonheur est aussi la caractéristique d'une vie, ce qui, par la même occasion, distingue le bonheur d'une notion plus physiologique telle que le plaisir, ou psychologique telle que la joie, s'entendant donc dans une dimension plus existentielle comme une façon de vivre, un état durable, comme un bien-être : au sens littéral, être bien. Elle s'oppose à la notion de malheur, son inverse, qui, elle, renverrait donc à un être négatif, qui n'a pas trait au bien. Il s'agirait alors de savoir comment rapporter son existence, son être, au bien et non au mal. Ce serait, suppose le sujet, l'affaire, c'est-à-dire le rôle, la préoccupation, de la raison. Or, on entend par « raison », la faculté de raisonner, ce qui dans une vision théorique consiste à articuler des idées entre elles dans un but de compréhension, et dans une visée pratique cette capacité à raisonner devrait servir à guider les choix et les actions d'un individu. Ainsi, on dégage une première idée : la raison, étant une façon juste de penser, devrait permettre d'accéder à un bien-être en nous servant de guide de vie. Cependant, la raison elle-même n'est pas la seule puissance à laquelle nous pouvons conférer le rôle de nous diriger : on peut penser à l'expérience, aux plaisirs, aux sentiments, voire à l'imagination qui pourraient compléter ou contredire la raison. Ainsi, imagine-t-on une vie de pure pensée, de pur raisonnement, comme une vie heureuse ? L'expression ne dit-elle pas « heureux les simples d'esprits » ? L'oubli du plaisir ou d'autres facultés dans la recherche du bonheur, au profit de la raison, semble condamner à manquer l'accès à la félicité. Il se dégage alors une tension : la raison est-elle vraiment le guide vers le bonheur ? N'a-t-elle pas plutôt affaire à la morale ou la science ?
Pour poser un problème, les définitions des termes doivent faire apparaître les limites de la notion proposée. Une manière efficace pour cela, c'est de penser par couple, par opposition ou par distinction conceptuelle. Ici, le bonheur comme bien-être a été distingué de la chance, mais aussi du plaisir ou de la joie. La raison a été opposée à l'expérience ou aux sentiments. Le cours de philosophie pose un ensemble de distinctions et construit les cadres de lecture philosophique, permettant de repérer rapidement et facilement les lignes de problème des sujets.
Comment donc penser que le bonheur est affaire de raison quand, tout à la fois, la raison semble être ce qui permet d'articuler et de guider notre vie vers le bien, et que le rôle de la raison semble être théorique ou insuffisant pour recouvrir la question du bonheur ?
Pour répondre à ce problème, nous dégagerons la notion de bonheur de celle de la raison, soulignant même comment cette dernière peut nous conduire au malheur. Nous proposerons alors une tentative pour remplacer la raison dans la construction du bonheur, pour, dans un dernier temps, montrer que la raison est nécessaire, bien qu'insuffisante par elle-même, parce qu'elle permet d'actualiser les conditions matérielles du bonheur.
Une des façons de construire un plan est de procéder à une analyse logique du sujet. Ici, le sujet « le bonheur, est-ce une affaire de raison » introduit la copule « est » qui doit relier, placer un rapport d'identité ou d'égalité entre bonheur et raison. À partir de cette première analyse, il peut être suggéré que le bonheur et la raison sont, à l'inverse, différents. Et enfin qu'il existe un lien entre les deux sans réduction de l'un à l'autre, à savoir que le bonheur est bien l'affaire de la raison mais pas seulement de la raison. En un sens, le sujet de philosophie est une équation à résoudre : y a-t-il égalité ? S'il n'y a pas égalité, il y a différence. S'il y a différence, qu'ajoute-t-on au deuxième terme pour retrouver l'égalité ?
I. La raison ne saurait nous rendre heureux
1.  Le bonheur est une affaire d'imagination
Si la raison devait nous conduire vers le bonheur, alors le bonheur serait un objet de raisonnement, de rationalité. Autrement dit, le bonheur serait un objet déterminable, comme n'importe quel concept, universellement, c'est-à-dire valable en tout temps, en tout lieu et pour tout individu, et dont le moyen d'accès pourrait être saisi par un raisonnement. Un modèle de raisonnement peut se retrouver dans les mathématiques : le concept de 4 est le même pour tout le monde et je peux analyser que pour trouver 4 il faut additionner 2+2 ou 3+1… Mais qu'en est-il du bonheur ? C'est un concept particulier, c'est-à-dire propre à chacun. Le bonheur d'un musicien serait de bien jouer un morceau de musique tandis que celui d'un sportif serait de gagner son match, mais les deux ne peuvent échanger leur idée de bonheur. C'est un concept empirique, c'est-à-dire qui s'appuie sur les ressentis plus que sur l'analyse intellectuelle. Ainsi, Kant, dans Les Fondements de la métaphysique des mœurs, explique que « le bonheur est un idéal de l'imagination, non de la raison ». Il place donc le bonheur hors des affaires de la raison : la raison analyse, articule des idées universelles, des concepts. Le bonheur est un objet qu'on imagine individuellement, lié à nos expériences, c'est-à-dire qu'on s'en fait une image, et cette image est souvent vague. C'est d'ailleurs ce trait qui en fait un idéal et non une idée : un idéal est un but qu'on se fixe, qui guide nos actions. Mais en tant qu'idéal de l'imagination son contenu reste imprécis, indéterminé. L'individu s'imagine heureux dans le futur sans vraiment pouvoir dire ce en quoi consiste ce bonheur. Est-ce avoir de l'argent ? Mais combien ? Quelle somme ? À quelle condition ? Le fait de ne pouvoir répondre à ces questions en fait une question d'imagination plus que de raison. Ainsi, le bonheur n'est pas l'objet de notre raison, mais est affaire d'imagination.
Les références aux auteurs, voire à des citations précises de ces derniers, sont attendues mais ne peuvent remplacer un travail d'explication de leurs idées et de l'articulation de cette thèse à la question posée par le sujet.
2. La raison nous empêche même d'être heureux
De cette première analyse, nous pouvons dégager plusieurs constats sur le rapport entre la raison et le bonheur : puisque le bonheur n'est pas de l'ordre du raisonnement, on peut même faire de la raison l'antithèse du bonheur. N'étant pas une aide pour être heureux, la raison peut devenir l'objet d'une haine : elle fait obstacle au bonheur. Cette analyse renvoie à celle de la misologie, de la haine de la raison. En effet, la raison peut devenir haïssable pour celui qui lui reproche ce qu'elle lui a permis de comprendre. Or, si la raison me montre l'indétermination du bonheur, son caractère fugace, ou inaccessible, comment ne pas reprocher à la raison de m'avoir révélé ma condition malheureuse ? Si le bonheur, comme son étymologie l'indique, est bien lié au hasard, la raison, me rappelant ce caractère hasardeux, me place dans une situation d'attente du bonheur ou du malheur. Or, la raison me montre donc tout ce qui me manque pour être heureux sans me fournir un moyen d'accès au bonheur. Elle est donc vectrice d'une misère, qui peut faire obstacle au bonheur. Pascal, dans Les Pensées, analyse cette misère de la raison en montrant que la cause du malheur des individus est de ne pouvoir rester assis dans une pièce sans rien avoir comme activité : en effet, dès qu'il se retrouve sans divertissement, l'être humain pense, et dès qu'il pense, il prend conscience de ses limites, de sa mortalité, du temps qu'il perd, de ce qu'il n'a pas… Toutes ces analyses proviennent de la raison, et la raison semble alors l'opposé du bonheur. On envie alors les êtres sans raison comme l'animal et ses joies simples – dormir, manger, vivre – ou encore l'enfant dont l'innocence et la raison en voie de développement nous rappellent des moments où nous n'avions pas encore développé toute notre conscience et compréhension du monde. Ainsi on pourrait affirmer que le bonheur n'est pas l'affaire de la raison puisque celle-ci tend à nous rendre malheureux.
Une des manières de construire une argumentation consiste à tirer les conséquences d'une première analyse en l'amplifiant.
3. Le bonheur, une affaire de désir
Cette idée d'un malheur qu'on peut analyser et comprendre nous permet de saisir sur quoi repose la question du bonheur : c'est une affaire existentielle, une affaire de désir. Ainsi, « affaire » dans ce premier temps du raisonnement doit être compris comme ce qui concerne le bonheur, ce à quoi il a trait, non pas seulement ce qui a la charge ou la fonction de l'accès au bonheur. L'affaire du bonheur est donc l'objet de l'existence humaine et de la gestion de ses désirs, comme le remarque Schopenhauer, dans Le Monde comme volonté et comme représentation, « la vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l'ennui ». Ici, il analyse le statut fondamental de l'être humain comme séparé du bien-être : d'abord, nous désirons, donc nous souffrons d'un manque. Une pointe, un aiguillon, nous fait ressentir que nous sommes incomplets, il nous manque quelque chose pour être satisfait et heureux. Cependant, l'obtention de l'objet de notre désir n'arrête pas ce principe existentiel : nous nous ennuyons de ce que nous avons, et donc nous ressentons à nouveau le manque, nous désirons, nous souffrons, et nous ennuyons à nouveau. Le bonheur concerne donc cette définition existentielle de l'être humain, il est l'être du manque, du désir, ce qui l'éloigne du bonheur. On aurait donc tort de reprocher le malheur à la raison, elle se contente de révéler l'insatisfaction inhérente à l'être humain. La question du bonheur est la question d'un désir à gérer.
On peut varier les sens des termes pour envisager différentes perspectives sur le sujet. Dans le paragraphe ci-dessus, « affaire » est ce qui participe, ce qui a trait, plus loin « affaire » pourra prendre le sens de « ce qui se préoccupe de ».
Ainsi, dans ce premier temps, nous avons cherché à montrer ce qui participait à la question du bonheur : plus que la raison, qui peut même être considérée comme ce qui nous éloigne du bonheur, il semble que ce soit l'imagination et le désir qui sont les éléments en jeu dans la question de notre bonheur. Cependant, si la raison n'est pas celle qui s'occupe de nous rendre heureux, de quoi est-ce l'affaire ?
Pour relancer la réflexion et expliquer pourquoi la réflexion ne s'arrête pas à la première ou deuxième partie, il est intéressant d'introduire une deuxième dimension du sujet en questionnement à la fin de la transition.
II. Le bonheur est affaire de conditions matérielle
1. De la raison au plaisir
Si nous poursuivons les analyses de la première partie, notamment celles sur la misologie, nous nous trouvons face à une distinction conceptuelle classique de la philosophie, et une question qui lui a été adressée concernant le bonheur : n'est-ce pas une vie triste et ennuyeuse que la raison nous propose ? Alors on conclut que nous sommes principiellement malheureux. N'oublie-t-elle pas le plaisir de la vie, plaisir qui est alors la clef du bonheur ? Socrate, dans le dialogue philosophique de Platon Le Gorgias, est confronté à un représentant de ce type de raisonnement hédoniste. Ainsi, quand Socrate soutient qu'il faut vivre une vie sage, guidée par la raison, pour choisir les actes les plus nobles, les plus enrichissants, les plus beaux, les meilleurs pour mener une vie qui mérite d'être vécue et donc une vie heureuse, se trouve confronté à Calliclès, défenseur de l'hédonisme. Ce dernier soutient que le bonheur consiste dans le plaisir, non dans la raison, et que l'objet d'une vie bonne, une vie qui vaut d'être vécue, c'est le maximum de plaisirs, poursuivre cette soif inarrêtable, au prix même parfois de souffrance, mais qui, au moins, n'a pas l'ennui de l'ascèse de la raison. Calliclès est en partie misologue : si la raison empêche de jouir, il ne faut pas l'écouter, recherchons plutôt le plaisir. Socrate lui oppose que ses actions peuvent avoir des conséquences nocives, ne pas être honorables et que les désirs sont souvent contradictoires et donc que l'hédoniste finit malheureux, déchiré dans sa recherche de plaisir. Cette confrontation révèle alors deux conditions du bonheur : d'une part le plaisir, qui ne peut pas être oublié, et de l'autre une sorte de sérénité.
2. Le bonheur, une affaire de conditions matérielles d'existence
Focaliser la question du bonheur sur une affaire de raison porte un autre point aveugle : être heureux suppose de pouvoir l'être. Il y a ainsi certaines analyses philosophiques, placées sous l'aune de la raison, qui peuvent agacer, notamment celle qui énonce que l'argent ne fait pas le bonheur, celle qui explique que l'argent est cause de malheur, tout ceci du point de vue de la raison. L'argent, quand on en a, on a peur de le perdre mais quand on en manque, on le recherche ; l'argent serait donc un problème. Sauf que dans ces analyses, il y a une inégalité de conditions : celui qui en a ne souffre pas comme celui qui en manque. La raison n'existe pas hors du corps physique de celui qui l'utilise, ce qu'on appelle la raison n'est pas hors du monde, mais au contraire les idées qu'elle développe représentent les besoins et les intérêts de la personne qui raisonne. Ainsi, on peut plutôt répondre que le bonheur repose sur un certain nombre de conditions matérielles, nécessaires à notre bien-être, aussi physique, que mental. En reprenant le cas de l'argent, il permet d'acheter de quoi répondre à nos besoins, d'assurer une stabilité et une sécurité contre une certaine précarité, d'envisager des moments de vie et non de survie… Le bonheur repose alors sur une capacité à avoir une vie épanouissante, une vie non de crainte constante de la faim, de la peur pour l'avenir, et cela dépend non seulement de la raison, mais de conditions d'existence, matérielles, comme la solidarité, les relations, l'argent, etc.
Parmi les élèves, une question émerge parfois : faut-il toujours mentionner le nom d'un philosophe ? C'est possible de ne pas le faire. Parfois, pendant une épreuve, les connaissances nous échappent, on peut avoir des réflexions appuyées plus ou moins sur des éléments de cours, on peut alors construire un raisonnement par ses propres moyens. Néanmoins, il est conseillé de ne pas développer toute une dissertation sans référence précise à des éléments du cours de philosophie.
3. Le bonheur est affaire d'organisation sociale de la vie
En poursuivant les conditions du bonheur posées plus haut, à savoir plaisir, sérénité et conditions matérielles, on peut penser que le bonheur est l'affaire d'une certaine organisation sociale de la vie commune. Ainsi, Diderot dans Le Supplément au voyage de Bougainville, oppose deux organisations du travail et de la société. Dans l'une, le modèle européen : le travail surproduit, il recherche le luxe, c'est-à-dire ce qui est dispensable, ce qui est superflu. Or, cette recherche des choses non nécessaires à la vie a comme conséquence d'allonger la durée et l'effort du travail et de diminuer le temps libre, temps de loisir. Cette recherche du luxe aboutit à des individus qui ne profitent pas de leur propre vie, qui sont malheureux. À l'inverse, il lui oppose une autre société et un autre modèle de travail : celui des insulaires. Ils sont, eux, tournés vers le nécessaire, ils travaillent le moins possible, seulement pour y trouver de quoi répondre à leurs besoins, pour libérer le reste de leur temps au loisir, c'est-à-dire à un temps vacant, non travaillé, un temps de fête, de réunion, de créativité, qui permet à l'individu de se sentir accompli. Ainsi, Diderot propose une double perspective : ce n'est pas l'augmentation des biens matériels qui fournit à elle seule une meilleure vie et c'est une certaine façon de construire le temps de chacun et de répondre aux besoins de chacun qui permet la vie heureuse.
Les arguments des cours de philosophie ne sont pas compartimentés par chapitre, ici, l'analyse de Diderot est davantage une analyse du travail que du bonheur ou de la raison, mais peut être articulée au sujet et donc peut être utilisée hors du cadre d'origine.
En deuxième analyse, on a donc pu soulever pourquoi la raison semble ne pas être prioritairement celle qui s'occupe du bonheur : le plaisir, la sérénité, la réponse aux besoins, semblent en être des conditions essentielles, plus que la raison, qui semble n'avoir que peu de poids face à ces problèmes. Cependant, nos arguments ont aussi esquissé un rôle de la raison dans la question du bonheur. Et si finalement, le bonheur était affaire de raison mais pas seulement d'elle ?
Construire un plan et notamment une troisième partie est parfois compliqué. On peut chercher à ajouter un élément en plus des termes du sujet pour montrer que leur articulation permet une résolution de celui-ci : ici le bonheur n'est pas que l'affaire de la raison mais d'une raison appuyée sur des éléments qui lui sont extérieurs.
III. La raison actualise le bonheur
Ici, le repère conceptuel qui pose le couple « en puissance » et « en acte » permet de construire la résolution de la question. Les repères sont des cadres de pensée transversaux qui permettent donc d'affiner un raisonnement.
1. Le bonheur est affaire d'un plaisir raisonné
Notre argument précédent s'appuyait sur les raisonnements de Diderot, qui eux-mêmes s'appuient sur les principes épicuriens du bonheur. En effet, Épicure pose que le plaisir est bel et bien le commencement et la fin du bonheur, tout comme les hédonistes, cependant il repère par corrélation que la douleur est le principe du malheur. Il faut donc éviter au maximum la souffrance pour engranger un maximum de plaisir et ainsi être heureux. C'est pourquoi il va dresser une distinction des désirs, en fonction de cette bascule. Tout d'abord, les désirs non naturels et non nécessaires sont porteurs de plus de souffrance que de plaisir, et donc à éviter. C'est le luxe dans l'analyse précédente : en cherchant le luxe, on s'épuise plus et donc on profite moins. Ensuite les désirs naturels et non nécessaires, comme la bonne chère, sont à modérer pour éviter de souffrir quand nous viendrons à manquer de ce type de plaisir. Enfin, les désirs naturels et nécessaires, comme la réponse à la faim, la soif, sont toujours bons et toujours à rechercher. Ce que propose donc Épicure, c'est un plaisir articulé à un calcul : ce plaisir engrangera-t-il plus ou moins de souffrance que ce qu'il a apporté ? Ainsi, l'usage de la raison devient une des conditions pour être heureux. Il ne s'agit pas de vivre une vie d'ennui, mais une vie de plaisirs raisonnés. De la même manière, si on reprend l'argument de Diderot, c'est bien la raison qui doit dicter la meilleure organisation de la vie avec comme principe cet élément du plaisir comme horizon. Laisser le plaisir comme seul guide aboutirait à des souffrances et de l'insatisfaction, l'articuler à la raison permet d'éviter cette dimension négative. Ainsi, le bonheur est bien une préoccupation de la raison.
Les philosophes reprennent et affinent des arguments, en connaissant les lignées d'idées. L'une des façons de construire un raisonnement est de s'appuyer sur ces lignes, soit par leur continuité, comme c'est le cas ici de l'hédonisme vers Épicure, ou par leurs oppositions.
2. Sans raison, pas de sagesse ; sans sagesse, pas de bonheur
Réunir les conditions matérielles et recevoir des plaisirs n'est pas suffisant pour être heureux. On peut tout avoir pour être heureux sans l'être. Il faut donc un principe supplémentaire pour actualiser notre bonheur c'est-à-dire le rendre effectif, le ressentir. Or, la raison pourrait être ce vecteur d'actualisation du bonheur. C'est ainsi que les stoïciens remarquent que le bonheur repose avant tout sur la capacité à distinguer ce qui dépend de moi et ce qui n'en dépend pas, et apprendre à contrôler ce qui dépend de moi. En effet, s'il ne dépend pas de moi d'être riche, le hasard économique jouant sur moi, deux attitudes me conduiraient au malheur. La première serait de me croire surpuissant, maître de tout ce qui m'arrive, auquel cas, quand la réalité me frappera, la frustration sera telle qu'elle me plongera dans le malheur. À l'inverse, rester dans l'idée que je ne contrôle rien me rendra impuissant et malheureux. C'est donc à moi d'apprendre que ce que je contrôle, c'est mon état d'esprit, mon ressenti, mes jugements. De manière négative, cela permet de surmonter les aléas de la vie, d'atteindre une forme de sérénité de l'esprit. Mais de manière positive, cela permet aussi à l'individu qui a appris cette sagesse de voir ce qui est bon dans sa vie, de savoir savourer ce qu'il a quand il l'a, en n'attendant ni davantage ni moins, en sachant que le moment peut être fugace mais qu'il apporte quelque chose. Sans cette capacité tirée de la raison, et de l'analyse de l'action dans le monde, l'individu sans sagesse peut laisser passer ce qui pourrait le rendre heureux sans jamais actualiser son bonheur. Il serait dans l'état d'insatisfaction, non à cause de la raison mais à cause d'un manque, ou d'un mauvais usage de celle-ci. Le bonheur est donc affaire de raison car la raison actualise les conditions du bonheur en bonheur effectif.
3. La raison permet de se juger heureux
Ainsi on peut déterminer le rôle de la raison dans l'affaire du bonheur : elle n'est ni seule agente, ni coupable de l'empêcher, elle a pour rôle d'être témoin ou moyen de témoigner du bonheur. Montaigne, dans ses Essais, retrouve cette dimension éthique de la philosophie antique qui essaie d'articuler la raison, le logos, à la vie heureuse. Pour cela, il lit et réfléchit autant sur les principes épicuriens que stoïciens en les mêlant. Chez Montaigne, la raison a donc pour rôle de nous permettre de voir que nous sommes heureux, d'être capable de nous juger heureux, car le bonheur tient à une évaluation de notre état, de notre situation. Nous nous jugeons heureux ou malheureux, et c'est par comparaison, avec les autres ou avec nous-même, que nous trouvons notre vie bonne ou mauvaise. Ce qui nous rend heureux, ce n'est pas les choses que nous possédons ou la vie que nous menons en elle-même, mais le jugement que nous avons de cette vie même. Ainsi, même le fou, le déraisonnable éprouve des plaisirs et des joies, mais ces plaisirs et ces joies ne font pas son bonheur car il ne sait pas construire son bonheur. L'homme le plus riche au monde peut rester insatisfait car il ne s'appuie pas sur sa raison pour se juger heureux. La raison retrouve un rôle de juge et d'analyse : elle doit analyser la vie menée pour trouver quelles en sont les joies, quels en sont les plaisirs, quelles en sont les vertus et permettre ainsi de construire une image heureuse de la vie menée. L'affaire du bonheur est donc une affaire de jugement, et ce jugement est l'objet de la raison.
Conclusion
Ainsi, le bonheur est-il affaire de raison ? Pour cerner le rôle de la raison, nous avons d'abord établi comment on pouvait éloigner son aspect analytique du bonheur, en en faisant une question de désir, d'imagination existentielle. Puis nous avons défini de quoi pouvait dépendre le bonheur, pour en souligner le point aveugle : les conditions du bonheur ne sont rendues effectives que par le rôle d'un élément : la raison. Ainsi, le bonheur est affaire de raison, mais pas de la seule raison comme on pourrait le supposer : d'une raison qui s'articule aux plaisirs, aux joies, aux conditions d'existence, pour permettre de nous vivre comme heureux.
La conclusion consiste en l'établissement de la réponse à la question posée par le sujet, avec les différents points de passage de l'argumentation. Elle synthétise donc l'effort logique effectué dans le raisonnement.