Le bonheur est-il inaccessible ? (sept. 2011)

Énoncé

Le bonheur est-il inaccessible ?

Corrigé

Introduction
Nihil enim penitus incognitum appetitur, « on ne saurait désirer ce qu'on ne connaît point », voilà du moins ce qu'affirmait Nicolas de Cues. En d'autres termes, on ne désire jamais l'inconnu comme tel : s'il peut nous arriver de désirer la nouveauté, c'est précisément parce que nous n'avons pas encore trouvé ce que nous recherchions dans ce que nous connaissons déjà. Si je puis, par exemple, être tenté de mettre un terme à une relation amoureuse, c'est parce que je sais ce que j'attends d'une vie à deux, comme je sais ne plus l'obtenir à présent, ce pourquoi j'ai envie d'aller voir ailleurs : on ne saurait trouver ce qu'on cherche, si on ne sait pas quoi chercher.
Et précisément, le bonheur apparaît d'emblée comme ce que nous cherchons par-dessus tout, le but suprême ou souverain bien : si je désire quelque chose, c'est toujours parce que la satisfaction de ce désir particulier me semble, à ce moment du moins, indispensable à mon bonheur. Mais si l'on me demande maintenant ce que j'entends précisément par « bonheur », je ne saurai au juste quoi répondre : le bonheur est l'idéal d'une satisfaction parfaite, voilà tout ce que j'en puis penser – autant dire que je n'en pense pas grand-chose. C'est pourquoi Kant peut affirmer que le bonheur est un « idéal de l'imagination », et non un concept déterminé au contenu bien défini. Mais du coup, je ne sais pas exactement ce que je cherche, quand je cherche à être heureux ; et si je ne sais pas ce que je cherche, je n'ai guère de chances de le trouver – pire : il se peut qu'ignorant ce qu'est le bonheur, je le manque au moment même où il était à ma portée ; il se peut, en d'autres termes, que je puisse ne prendre conscience de mon bonheur que lorsqu'il est irrémédiablement perdu. J'étais heureux, et je ne le savais point ; c'est à présent seulement, maintenant qu'il est trop tard, que je m'en rends compte. Cette expérience, pour banale qu'elle soit, serait impossible si nous étions capables de reconnaître le bonheur avec la facilité que nous avons à distinguer un triangle d'un carré – nous avons un concept du carré et du triangle, mais pas de concept du bonheur, et cela suffit peut-être déjà à faire notre drame.
Alors, le bonheur est-il inaccessible ? N'est-il qu'un idéal inatteignable, voire une fiction qui nous fait désespérer de ce qui nous manque, au lieu de jouir de ce que nous avons ? Si donc le bonheur devait être réputé hors de notre portée, alors il ne serait plus un bien et encore moins le bien souverain ; tout juste le fruit d'une imagination malade qui nous fait lâcher la proie pour l'ombre, passer à côté du plaisir présent au nom d'une hypothétique satisfaction future ; peut-être alors faudra-t-il réputer vain cet idéal par trop inaccessible, et trouver notre bonheur dans le contentement – à moins que ce contentement lui-même ne soit lourd d'une résignation assez suspecte.
I. Le bonheur peut être défini, et il est à notre portée
1. Identification épicurienne du bonheur et du plaisir
Toutes les écoles philosophiques de l'Antiquité grecque avaient pour but de nous faire atteindre l'ataraxie, ou l'absence de trouble inquiétant l'âme. Ainsi, ce que l'épicurisme et le stoïcisme ont en commun, c'est l'idée que nous pouvons déterminer ce qu'est le bonheur, et partant savoir quel chemin emprunter pour y accéder : le sage sera heureux, à condition de suivre les règles de l'école, qui lui permettront d'éviter la confusion, le trouble et le malheur. Songeons ici au tétrapharmakon d'Épicure, c'est-à-dire au « quadruple remède » : les biens sont faciles à obtenir, les maux faciles à éviter, la mort n'est pas à craindre et les dieux ne sont pas à redouter. Pour les épicuriens, en effet, tout plaisir est en soi un bien, une qualité insusceptible de degrés ; en revanche, il existe plusieurs genres de désirs. Il faut, en effet, distinguer les désirs naturels et nécessaires (boire lorsqu'on a soif par exemple) des désirs naturels mais non nécessaires (s'étancher avec une boisson goûteuse plutôt qu'avec de l'eau) et surtout des désirs non naturels et non nécessaires (désirer la gloire ou la fortune par exemple). Or, seuls les désirs naturels et nécessaires sont faciles à satisfaire : les désirs naturels mais non nécessaires nous font dépendre des caprices du hasard (s'habituer au luxe est chose dangereuse, car je peux un jour être ruiné ; l'absence des plaisirs superflus auxquels je me serai habitué sera alors source de douleur) ; quant aux désirs non naturels et non nécessaires, ils sont inextinguibles (on n'a jamais assez de fortune ou de célébrité, lorsque qu'on se met à les désirer). Le sage sera alors celui qui se contentera de peu ; celui-là seul connaîtra un bonheur durable et donc réel, puisqu'un plaisir fugace ne fait pas à lui seul une vie heureuse.
Selon Épicure donc, le bonheur est non seulement à notre portée, mais il est facile d'accès : sera heureux, celui qui aura su discipliner ses désirs ; celui-là connaîtra le contentement véritable, en se tenant à l'écart de tout ce qui pourrait être source de malheur. Ainsi l'épicurien ne se mêle pas des affaires publiques : il y préfère la compagnie de ses amis. Il ne redoute pas non plus la mort : il sait que lorsqu'elle sera là, il ne sera plus, et que tant qu'il est là, c'est qu'elle n'est pas encore. Peu lui importe de vivre longtemps ou peu : le plaisir est un état, il peut être pleinement atteint à tous les âges de la vie, et n'augmenterait pas si notre existence devait être éternelle.
2. Identification stoïcienne du bonheur et de la vertu
Certes, le sage épicurien fait tout pour éviter le malheur ; mais tous les malheurs ne sont pas pour autant évitables. Certes, il se tiendra prudemment loin du pouvoir et de ses intrigues ; mais il ne sera pas pour autant à l'abri des tyrans ; certes, sa frugalité le préservera des aléas de la fortune, mais pas nécessairement de ceux de la maladie et de ses souffrances. Agir comme il le faut pour ne pas être à coup sûr malheureux ne garantit pas d'être heureux pour autant, à moins de faire dépendre le bonheur non du plaisir, mais de la vertu. Telle est, du moins, la thèse stoïcienne : le stoïcien fait en toutes choses le partage entre ce qui dépend de lui et ce qui n'en dépend pas. Ce qui dépend de lui, c'est précisément l'usage de sa volonté, c'est-à-dire de ne l'appliquer que ce sur quoi elle a une réelle efficace. Il ne sert à rien de vouloir que le monde soit autrement qu'il n'est : il faut l'accepter et en supporter le cours.
Ainsi, parce qu'elles ne sont pas de notre ressort, les circonstances de notre existence ne sont en soi ni des maux, ni des biens, mais des termes indifférents. Si elles sont pénibles, le sage stoïcien sait qu'il ne sert à rien de le déplorer : celui qui se lamente de ce qu'il ne peut changer, celui-là connaît le malheur véritable. La seule chose qui importe, c'est de rester maître de sa volonté : comme le dit Sénèque, participer à un banquet peut être un mal et être attaché à un chevalet de torture un bien, « si la première chose arrive dans la honte et la seconde dans l'honneur » : seul ce qui dépend de moi peut être un bien ou un mal. Le seul bien, c'est donc de rester maître de sa volonté ; le seul mal, c'est de vouloir changer le cours du monde plutôt que ses désirs. Et comme il ne dépend que de moi de demeurer maître de moi-même, il ne dépend que de moi d'être heureux : pour être heureux en somme, il suffit de le vouloir.
3. Insuffisance des doctrines épicuriennes et stoïciennes
Nous nous retrouvons ici face à une double difficulté. D'un côté, les épicuriens identifient le bonheur au plaisir, et ce faisant, ils le font dépendre du hasard des circonstances : quoi qu'ils en disent, il ne suffit pas de suivre les préceptes d'Épicure pour être heureux. De l'autre, les stoïciens identifient le bonheur et la vertu : la seule source de paix pour l'âme, c'est la maîtrise de soi qui rend toutes les circonstances de la vie indifférentes. Selon eux donc, le bonheur demeure accessible au sage, fût-il à l'intérieur du taureau de métal dans lequel Phalaris faisait rôtir vivantes ses victimes – ce qui est absurde, si du moins on différencie bonheur et vertu. Comme le remarquera alors Kant, si les uns et les autres ont pu identifier le bonheur tantôt au plaisir, tantôt à la vertu, c'est nul doute qu'il n'est en fait ni l'un, ni l'autre : il ne suffit pas d'éprouver des plaisirs pour avoir une vie heureuse ; il ne suffit pas d'être vertueux pour rencontrer automatiquement le bonheur. La définition de ce qu'est le bonheur reste donc encore à produire : car enfin, qu'il s'agisse des épicuriens ou des stoïciens, la prétendue définition qu'ils en donnent est de fait purement négative, et partant ne définit rien : dire que le bonheur, c'est l'absence de trouble, cela revient à dire ce que le bonheur n'est pas (le malheur), et non ce qu'il est. Or, on ne définit pas un éléphant en disant ce qu'un éléphant n'est pas, parce qu'une telle « définition » irait en fait à l'infini (un éléphant n'est pas une grand-mère, pas une bicyclette, pas un triangle rectangle, etc.). Et précisément : dire que le bonheur, c'est l'absence de trouble, non seulement cela ne le définit en rien, mais cela présuppose surtout qu'il suffit pour être heureux de ne pas être malheureux – ce qui est aberrant : la plupart du temps, nous ne sommes pas véritablement malheureux, sans être plus heureux pour autant.
II. De l'idéal de l'imagination à l'idéal du contentement
1. Le bonheur comme idéal d'une satisfaction parfaite de nos désirs
Pouvons-nous produire une définition positive du bonheur, dire ce qu'il est, et non simplement ce qu'il n'est pas ? Le bonheur, avons-nous affirmé, est le souverain bien, c'est-à-dire, en termes kantiens, l'idéal d'une satisfaction intensive, extensive et protensive de nos inclinations – autrement dit nous pensons qu'être heureux, c'est voir un maximum de nos désirs satisfaits de la façon la plus complète possible et le plus longtemps possible. Or, cette définition elle-même n'en est pas une : tout ce que je puis, c'est établir une liste sans fin de désirs que j'aimerais voir satisfaits, sans jamais être assuré, même si tous l'étaient, de m'en trouver heureux (même ceux qui ont tout peuvent se sentir malheureux, et malheureux précisément de tout avoir).
Pourquoi alors le bonheur n'est-il pas définissable, pourquoi n'est-il pas un concept déterminé, mais un « idéal de l'imagination » ? La réponse de Kant est simple : le bonheur, à l'évidence, a partie liée avec le plaisir, c'est-à-dire avec la satisfaction sensible (le plaisir des sens). Mais le plaisir lui-même n'est pas une sensation déterminée : il est ce qui accompagne toute sensation (toute sensation est plaisante ou déplaisante, à quelque degré que ce soit) ; en d'autres termes, le plaisir lui-même n'a pas l'unité d'un concept, parce qu'il ne s'éprouve lui-même que dans la diversité des sensations – le plaisir en soi n'existe pas, il y a seulement une diversité infinie de sensations plus ou moins plaisantes, sans que rien ne me permette de prévoir à l'avance laquelle m'agréera plus qu'une autre (pour savoir que j'aime les petits pois et que je déteste les épinards, encore faut-il avoir goûté au moins une fois des deux).
2. Bonheur idéal et contentement réel
Le bonheur n'est pas un concept, avons-nous dit avec Kant : le rôle d'un concept, c'est toujours de ramener la diversité à l'unité – le concept de chien ramène la diversité des chiens existants à l'unité d'une définition (avoir quatre pattes, aboyer, etc.). Quand je cherche à accéder au bonheur, par conséquent, je ne sais pas ce que je cherche : je ne sais donc où chercher, ni comment. Car enfin, ce qu'il faut faire pour satisfaire un désir précis, cela je le sais fort bien : qu'on donne à mon entendement la fin poursuivie et il déterminera les moyens pour y parvenir. Or, précisément : je ne pense pas sous le terme de « bonheur » un plaisir singulier, mais une somme confuse de satisfactions elles-mêmes disparates. Mon entendement est donc impuissant à me dire comment je puis à coup sûr accéder au bonheur.
Mais alors qu'espérons-nous au juste, quand nous faisons du bonheur le souverain bien ? Peut-être le bonheur est-il le fruit d'une imagination déréglée, comme le soutient Spinoza : celui qui rêve à ce qu'il ferait s'il gagnait le gros lot de la loterie, celui qui pense à toutes les satisfactions qu'il pourrait obtenir et en fait les conditions de son bonheur, celui-là lâche la proie pour l'ombre et passe à côté de ce qu'il possède déjà. Songeant à ce qui lui manque, il ne voit plus qu'il a dans la simple présence du présent de quoi le satisfaire ; imaginant sans cesse que le bonheur est toujours plus loin, qu'il pourrait être plus heureux qu'il ne l'est, il finit par se rendre véritablement malheureux. Voilà du moins la leçon que nous enseigne Spinoza : au lieu de rêver à des chimères désespérantes, soyons attentifs au présent ; contentons-nous de ce qui nous est accessible, et nous nous en trouverons contents.
3. Le contentement comme résignation maladive
Il revient cependant à Nietzsche de poser la question : et si ce contentement n'était rien d'autre que le stade final d'une longue maladie ? Et si nous étions semblables à un moribond revenu de tous ses grands rêves, de tous ses espoirs, qui finit par être heureux de vivre un jour supplémentaire, par cela seulement que c'est un jour de plus ?
C'est ainsi que Nietzsche fait du bonheur facilement accessible l'idéal de la vie souffrante, de la vie malade et diminuée, de la vie en somme qui est revenue de tout et ne croit plus en grand-chose, parce qu'elle n'a plus la force de croire en quoi que ce soit : contentons-nous de ce que nous avons, apprenons même à nous en satisfaire, parce que cela en somme vaut mieux que rien – mais tout, par définition, vaudra toujours mieux que rien ! Nous avions naguère imaginé un bonheur idéal et inaccessible, dont la seule fonction était en fait de nous aider à supporter notre présent par le rêve d'une félicité future ; mais nous sommes maintenant revenus de cette illusion même, qui s'est avérée trop exigeante pour ce que nous sommes devenus. Le bonheur était dès l'origine le songe d'une existence trop faible pour supporter l'âpreté de la vie ; mais nos forces diminuant avec les progrès de cette maladie qu'est le nihilisme, il nous a fallu désirer un bonheur plus accessible et moins exigeant : apprendre à se contenter de ce que nous avons, et à en jouir tranquillement, en étant revenus de nos grandes espérances et de nos grandes illusions – désormais, le petit contentement de nos petites existences, la complaisance dans le mesquin et le minuscule, la satisfaction béate d'être soi finissent par passer pour un idéal, aux yeux d'une humanité qui n'a même plus la force de vouloir.
Conclusion
Telle est la promesse du « dernier homme », celui qui, chez Nietzsche, passe son temps à « cligner de l'œil », celui pour qui rien n'est sérieux, celui enfin pour qui rien n'est digne de nos menées, ou de nos efforts : la promesse d'avoir « inventé le bonheur ». Le bonheur n'est pas un idéal lointain, le bonheur est dans le contentement de ce que l'on a et surtout de ce que l'on est, c'est-à-dire dans l'absence totale d'exigence face à soi-même. Un bonheur lointain, qui réclamait de nous quelques efforts pour l'atteindre, un tel bonheur est désormais réputé désespérant : mieux vaut se contenter de « plaisirs minuscules » – aussi minuscules que le dernier homme, ce puceron sautillant qui aime tout de lui-même, et sous les bonds duquel la Terre tout entière se tasse à chaque fois un peu plus.