L'art est-il un moyen d'accéder à la vérité ? (juin 2011)

Énoncé

L'art est-il un moyen d'accéder à la vérité ?

Corrigé

Introduction
Pour nous une œuvre d'art exprime un point de vue singulier sur le monde, à savoir celui de l'artiste : le propre d'une œuvre justement, c'est de ne pas être un constat de choses « objectif », mais de manifester une subjectivité… c'est toute la différence qu'il y a entre la cathédrale de Rouen en elle-même, et la série de tableaux qu'en a fait Monet. Sans doute même faut-il aller plus loin : quand on oppose les œuvres d'art, libres productions de l'imagination de l'artiste, aux choses concrètes, aux objets qui sont « vrais » parce qu'ils existent réellement, ou quand on affirme que l'art nous permet de nous « évader du réel », on refuse d'emblée à ce dernier tout rapport à la vérité : les œuvres sont peut-être belles, mais enfin elles ne servent à rien, elles ne décrivent pas le monde tel qu'il est, elles ne nous sont d'aucune utilité pour nos préoccupations quotidiennes. Et effectivement : on ne peut rien faire d'une œuvre, sinon la contempler ; seuls sont « vrais » les objets qui ont une fonction concrète, qui accomplissent un service. Le marteau est « vrai », le tableau qui représente un marteau est une illusion, parce qu'on ne peut enfoncer un clou avec un marteau peint.
Cependant, si une œuvre d'art nous invite effectivement à nous défaire de notre rapport usuel aux objets, ne peut-on pas penser qu'elle permet alors d'accéder à ce que, sans elle, nous n'aurions peut-être jamais contemplé, et qui pourtant ne laisse pas d'être essentiel ? Car après tout, la vérité est-elle réductible à ce que nous en montre l'affairement quotidien, soucieux d'abord d'utilité ? Ce qu'un arbre est en vérité, par exemple, se résume-t-il à la possibilité d'être débité en planches pour permettre la fabrication d'un lit où nous pourrons nous étendre ? On y revient : autant le « vrai » arbre, l'arbre réel et sensible, m'intéresse parce qu'il peut m'abriter de la pluie, me fournir du combustible ou offrir une matière première au menuisier, autant je n'ai que faire de la simple représentation d'un arbre, qui m'apparaît de ce point de vue comme ayant autant de vérité que mes songes. Mais précisément, peut-être alors l'arbre peut-il enfin m'apparaître pour ce qu'en vérité il est, et non plus seulement pour ce que je pourrais bien en faire : l'arbre le plus vrai des deux n'est sans doute pas alors celui qu'on croit, et il se pourrait bien que l'art soit effectivement non seulement un moyen, mais même le moyen, d'accéder à la vérité des choses. Bref, nous comprenons à présent que pour déterminer si l'art pourrait nous manifester la vérité, il conviendra de nous interroger d'abord sur la spécificité de l'attitude esthétique, celle à laquelle nous invite une œuvre d'art, et nous demander ce qui s'y montre à qui la contemple ; mais aussi qu'il nous faudra élucider ce qui mérite réellement d'être nommé « vérité ».
I. L'art et notre rapport quotidien au monde
1. Utilisation et contemplation
Si l'art au sens large englobe tous les artefacts et toutes les techniques inventées par l'homme, au sens restreint, il désigne spécifiquement les œuvres des beaux-arts que sont en particulier la peinture, la sculpture ou la musique. Qu'est-ce que ces œuvres ont donc en commun ? La réponse s'impose d'elle-même : alors qu'un objet technique a une fonction déterminée, les œuvres d'art, quant à elles, paraissent bien ne servir à rien. Une chaise est faite pour que l'on puisse s'asseoir dessus, un stylo est fait pour écrire : le sens de l'objet technique s'épuise dans son utilité. L'œuvre d'art, au contraire, n'est pas faite pour un usage quelconque, mais elle semble bien valoir en et par elle-même, indépendamment de toute destination ou de toute utilisation particulières. En ce sens, elle n'est pas tant un moyen en vue d'une fin, qu'une fin en soi : c'est une présence qui s'impose, qui s'offre comme telle à la contemplation, et non à l'utilisation.
2. L'oubli des choses
Il convient alors de remarquer que notre rapport quotidien aux objets est précisément un rapport d'utilisation : je ne me soucie du stylo posé sur mon bureau que quand j'ai besoin d'écrire. Mais à peine l'ai-je en main que mon attention se concentre sur ce que j'écris, si bien que le stylo est comme tel purement et simplement oublié. Tel est le propre d'un objet utilisé : il se fait oublier dans son utilisation même, il demeure dans l'ombre, inaperçu, au moment même où je m'en sers. Qu'est-ce à dire ? Si nous passons notre temps à essayer de mener à bien nos projets, si donc nous nous mouvons dans un monde où les objets n'ont pour nous de signification que dans un usage possible, c'est-à-dire qu'en tant que moyens pour nos fins, cela signifierait que la plupart du temps, nous ne voyons pas le monde qui nous entoure. Plus précisément, nous nous mouvons, pour reprendre les mots de Bergson, dans un monde de « conventions » et de « généralités » : n'importe quel stylo en vaut un autre, pour moi qui n'en attends qu'une chose, à savoir qu'il remplisse sa fonction d'usage. Comme le remarque Heidegger, voilà donc ce qu'est d'abord pour nous le « vrai » stylo : celui qui s'efface devant son usage, celui qui ne retient pas notre attention parce qu'il ne serait pas à sa place, ou parce qu'il ne fonctionnerait plus. Le propre du « vrai » stylo, c'est donc justement de ne jamais se montrer comme tel, dans toute sa singularité – ce qui est à tout prendre bien paradoxal : si la vérité, c'est ce qui apparaît en pleine lumière, si elle est ce qu'il y a de plus manifeste, il est curieux alors que ce que nous appelons le monde « vrai », par opposition aux créations imaginaires de l'art, c'est précisément cet ensemble de significations préétablies, communes, et somme toute assez pauvres, où la singularité des objets tend à être complètement négligée et où plus rien ne se manifeste comme tel, mais seulement comme exemplaire d'un concept abstrait.
3. La rupture inaugurée par l'œuvre d'art
La spécificité de l'œuvre d'art va pouvoir à présent nous apparaître : parce qu'elle ne s'offre pas à l'utilisation, elle est ce par quoi une rupture peut venir s'instaurer dans notre affairement quotidien. Quoi qu'elle représente ou exprime, elle se contente en effet de l'offrir à la contemplation du spectateur (ou de l'auditeur) ; ce faisant, elle nous force pour ainsi dire à nous déprendre pour un temps de notre regard habituel. Elle nous libère des « mots d'ordre de la connaissance et de l'action », pour reprendre l'expression de Merleau-Ponty, auxquels elle substitue un rapport de libre contemplation ; et ce rapport est libre parce qu'il est désintéressé – puisque l'œuvre ne nous est d'aucune utilité. Il faudra donc dire de l'art qu'il ne produit que des œuvres imaginaires sans vérité aucune, à condition que nous prenions ce terme au sens que nous lui donnons au sein de notre préoccupation quotidienne, qui ne retient des choses que leur utilité éventuelle. Si le tableau de Magritte représentant une pipe peut bien affirmer « Ceci n'est pas une pipe », c'est-à-dire pas une vraie pipe, il l'affirme cependant du seul point de vue de l'utilité, de ce monde commun régi par l'usage et les conventions, qui est toujours d'abord pour nous le seul monde réel et le seul monde vrai, parce qu'il est celui où se déploient chaque jour notre vie et nos efforts. Mais affirmer cela ne saurait suffire, précisément parce que ce monde concret et quotidien dont nous détourne l'art n'épuise pas ce que sont les choses, bien au contraire : il semble bien n'en retenir que la signification la plus pauvre, et la plus commune. Il suffira, pour s'en rendre compte, de se demander ce que l'art manifeste d'elles.
II. L'art comme accès à la vérité
1. Sous le voile des conventions
Au fond, on pourrait considérer avec Bergson que nos usages et conventions sont comme un « voile » jeté sur le monde qui nous empêcherait de le voir dans « sa réalité nue », un voile qui ferait obstacle à la compréhension de ce qu'il est en vérité : ce qui n'apparaît pas comme tel dans le monde quotidien, c'est en effet la richesse et la singularité mêmes des choses. C'est que cette richesse et cette singularité, au sens strict, ne nous intéressent guère : eu égard aux impératifs de la survie et de l'action qui nous guident quotidiennement, tout ce qui compte, c'est par exemple que le stylo remplisse son usage et qu'il écrive, et non la singularité insubstituable de ce stylo-ci, à nul autre pareil quand on le regarde en soi, et avec attention. Or l'artiste est précisément cet homme qui va réussir à s'affranchir de l'emprise des usages et des conventions, pour retrouver par-delà ou en deçà de cette réalité par trop quotidienne ce qui seul mérite à proprement parler d'être nommé les « choses mêmes », suivant la belle expression de Husserl. L'art nous rend au monde, il adopte le « parti pris des choses » (comme l'affirmait le poète Francis Ponge), il les manifeste dans la vérité de leur être, c'est-à-dire dans la plénitude de leur présence. Par l'intermédiaire de son œuvre, l'artiste permet donc à tous d'accéder à ce à quoi, ordinairement, nous demeurons aveugles : les chaussures peintes par Van Gogh manifestent ce que sont vraiment des chaussures, et c'est cette vérité-là qu'habituellement je ne vois pas, parce que je ne porte mon attention à elles que le temps de les chausser.
2. L'art comme apparence inconsistante
Pourtant, ne devrait-on pas maintenir que ce qui est représenté dans cette peinture a moins de vérité que son modèle, et n'est au fond qu'une illusion sans intérêt ? Peut-être la vérité que l'art prétend manifester n'est-elle elle-même qu'une apparence : le peintre en effet ne peint-il pas bien davantage ce qui lui paraît que ce qui est ? Telle semble bien être la position de Platon dans la République : si nous comparons le lit du menuisier et un lit peint sur une toile, le second semble bien dépourvu de toute réalité, parce qu'il n'est au fond qu'une apparence de lit, et non un lit réel, c'est-à-dire un lit dans lequel on peut se coucher et dormir. L'art alors ne produirait que des apparences trompeuses, des faux-semblants ; pour preuve, l'artiste sait peindre un lit qu'il serait bien en peine de fabriquer ; il fait donc croire qu'il a l'art du menuisier, alors qu'il n'en maîtrise qu'une imitation sans consistance. Davantage : plus vraie en un sens que le lit sensible du menuisier, est l'idée du lit elle-même. Purement intelligible, c'est-à-dire accessible au seul intellect, elle seule en effet est immuable et stable, quand les lits sensibles s'usent et se détruisent. Si donc le lit sensible qu'est le lit du menuisier manifeste déjà une chute ontologique, alors que dire du lit peint ? Il est doublement inconsistant, parce que doublement éloigné de la vérité, qui est toujours vérité des essences. Non content donc de nous éloigner de la réalité sensible quotidienne, l'artiste nous détournerait aussi et de manière plus décisive encore (voire condamnable) de ce qui seul mérite d'être vraiment appelé vérité, à savoir l'essence même des choses.
3. L'art comme manifestation de la vérité
Il n'en reste pas moins qu'aux yeux mêmes de Platon, le lit peint conserve un avantage non négligeable sur le lit du menuisier : il s'offre à la contemplation et non à l'utilisation, et cela change tout. Quand le second n'invite qu'à dormir, le premier, à l'opposé, donne à penser, et s'offre ainsi à qui le contemple comme un chemin possible vers la vérité intelligible des idées. Telle est au fond l'ambiguïté propre à l'œuvre d'art : d'un côté, ce qu'elle montre semble dépourvu de toute vérité, mais de l'autre, les choses elles-mêmes peuvent s'y dévoiler enfin dans leur être. La montagne Sainte-Victoire telle que Cézanne l'a peinte, rend exemplairement visible le bleu du ciel et la lourdeur de la terre ; elle nous donne sans nul doute mieux à comprendre le paysage, que le paysage lui-même. Il y a donc bien une vérité des apparences : ces mille changements fugaces qui font la richesse du monde, et qui pour notre regard quotidien demeurent inconsistants et se perdent dans l'insignifiance, ces nuances sans fin de l'éphémère, c'est précisément ce que l'artiste parvient à retenir, et à offrir pour la première fois au regard.
Conclusion
Il ne suffit sans doute pas de savoir peindre pour être artiste : la maîtrise des techniques ne fait de l'individu rien d'autre qu'un artisan habile. Si donc l'artiste, au sens strict, possède un talent irréductible à un savoir-faire, on peut soutenir que ce génie particulier réside dans sa capacité à révéler ce qu'il est le seul à voir : la beauté et la singularité des choses. C'est la qualité et l'orientation du regard qui semblent ici importer. À cet égard, contempler une œuvre d'art, c'est accepter de se laisser détourner de la « vérité » quotidienne de l'affairement pour se convertir à une vision sinon plus exacte, du moins plus dévoilante et plus riche des choses.