Est-ce toujours par ignorance que nous commettons des erreurs ? (sept. 2009)

Énoncé

Est-ce toujours par ignorance que nous commettons des erreurs ?

Corrigé

Introduction
Notre désir de vérité est le plus souvent sincère, même si des moralistes comme La Rochefoucault ou Nietzsche ont des raisons d'en douter. Quand l'enfant pose une question, comme lorsque le chercheur imagine le montage d'une expérimentation ou que le juge interroge des témoins, la même attente les anime : celle d'obtenir des réponses véridiques. De même, quand c'est en nous que nous cherchons à atteindre le vrai, une semblable exigence nous guide. Et pourtant, quelle que soit la sincérité de ce désir, rien ne lui garantit d'obtenir satisfaction : pire, on peut supposer que c'est l'intensité de cette curiosité qui l'amène à passer à côté de la vérité, que l'impatience de l'ignorant serait ce qui l'amène presque inévitablement à l'erreur.
Mais est-ce toujours par ignorance que nous commettons des erreurs ? Car nous en commettons et nous ne pouvons le savoir que rétrospectivement, c'est-à-dire quand nous avons pu, au mieux, les corriger ou qu'il ne nous reste qu'à les regretter : alors nous cherchons à les situer et à les comprendre en espérant les éviter par la suite. Et c'est ici que nous rencontrons l'un des enjeux de ce problème : identifier la ou les causes de l'erreur pour ne plus en commettre. Dans cette perspective, il convient tout d'abord de les définir en les rattachant au genre auquel elles appartiennent et que nous appellerons le genre « pseudo » : domaine où se confond ce qui semble être vrai avec ce qui ne l'est pas, où nous rencontrons à la fois le mensonge, la faute (de calcul), le paralogisme, le sophisme, et quelques sortes d'illusions… Puis de reconnaître ce que l'erreur a de spécifique et ce que le sens premier du mot indique : l'erreur comme l'errance sont une manière de se fourvoyer, de se tromper de chemin, de prendre pour vrai ce qui est faux ou de croire faux ce qui est vrai. Il est nécessaire aussi de nuancer ce que peut désigner l'ignorance : il y a au moins trois sortes d'ignorance si l'on écoute Socrate. Il y a, naturelle, l'ignorance de l'enfant qui est constitutive et sans prétention. Puis l'ignorance déguisée de celui qui sait tout ou qui dit tout savoir, de ce savant au superlatif que le grec appelle sophiste et qui au fond ne sait rien de vrai, mais est capable de vendre à qui en a besoin le faux présenté comme du vrai. La troisième sorte d'ignorance est celle, consciente et assumée dans la formule socratique « Je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien », profession d'inscience qui est un énoncé de conscience négative assez étonnant : je sais que je ne sais pas. Et son optimisme théorique – sa confiance en la capacité humaine d'accoucher des idées vraies – amenait Socrate à ajouter : « mais je cherche… ». Ce qui nous ramène à l'image du chemin. Est-ce donc parce que nous ignorons quel chemin il faut suivre que nous nous trompons lorsque nous voulons aller au vrai ? Est-ce toujours par ignorance que nous commettons des erreurs ?
I. L'erreur ne peut pas venir de l'ignorance
Cette question présuppose que nous commettons des erreurs et qu'a priori nous préférerions les éviter, et peut-être serait-ce possible en comblant nos lacunes. Mais la réalité de l'ignorance n'est pas toujours une évidence. Lorsque Platon, dans Théétète, pose le problème du savoir et du vrai (nous ne pouvons désirer savoir que le vrai), donc de l'opinion droite, il rencontre inévitablement la question de l'opinion fausse : est-elle seulement possible ? Si « savoir, c'est se ressouvenir », c'est que l'âme a contemplé les essences immuables et qu'il n'y a, par conséquent, de place en elle que pour des opinions vraies. Comment pourrait-elle alors commettre des erreurs ? Et où y aurait-il en elle ce vide de l'ignorance ? Ontologiquement, l'ignorance est une absurdité puisqu'elle introduirait du non-être dans ce qui est notre être, l'âme immortelle… Pourtant, des erreurs sont commises, et même si « nul n'est méchant volontairement », le mal existe, et il vient de l'ignorance. C'est que le savoir et le non-savoir, comme le découvre le dialogue, ne sont pas des états mais des mouvements : apprendre, oublier. Dès lors, il est possible d'expliquer les erreurs liées aux mauvaises habitudes, les erreurs empiriques, comme résultant d'une maladresse de la réminiscence : un souvenir apparaîtrait qui ne serait pas adapté à la perception présente. Mais comment comprendre l'erreur intellectuelle ?
Le dialogue ne répond pas à cette question. Et ce n'est pas l'exemple des sophistes – tels que Platon nous les présente – qui pourra nous aider à le faire : le sophiste en effet ne cherche pas la vérité, mais seulement l'opinion (doxa) dans ce qu'elle a de facilement réversible ; il désire persuader par le seul jeu des apparences, il veut la victoire plutôt que la sagesse, le pouvoir plutôt que la vertu. Peu lui importe alors de se tromper pourvu qu'il trompe aussi les autres. Son seul but étant de réussir, c'est alors volontairement qu'il choisit d'errer dans ce monde du « pseudo » que nous évoquions plus haut. L'efficacité est sa préoccupation, l'erreur n'est pas son problème.
II. L'erreur, c'est l'ignorance de la méthode
C'est aussi l'efficacité que Descartes se donnera pour but, mais en la situant dans le domaine des réalités et non plus dans le règne des apparences. Or agir sur la réalité suppose qu'on la connaisse véritablement, et cette exigence de vérité doit d'abord passer par une analyse des causes de l'erreur, seule capable de lui apporter un remède. Descartes va ainsi développer une psychologie de l'erreur dont la visée est exclusivement épistémologique : comprendre ce qui nous fait confondre le vrai et le faux, indépendamment de toute question morale (le bien et le mal).
Toute notre essence est d'être une chose pensante, notre nature tout entière est créée pour la connaissance et connaître ne peut s'attacher qu'au vrai. Comment alors l'erreur est-elle possible ? La connaissance met en cause l'entendement. Or notre entendement, tel qu'il nous a été donné par Dieu, et donc tel qu'il a été créé, est fini, limité. Certes, en tant que faculté de connaissance, il est capable de connaître parfaitement ce qu'il conçoit, tout comme il est aussi capable de confusions, d'obscurités. Mais il n'est pour rien dans l'erreur. L'erreur n'est présente que dans les jugements. Or juger résulte de l'association de deux facultés, l'entendement qui conçoit des idées et la volonté qui donne ou refuse son assentiment. Le jugement est un acte de la pensée qui résulte d'une décision de la volonté qui est, elle, sans limite puisqu'elle exprime notre liberté sans degrés ni limites, parfaite (la « marque de l'ouvrier », comme le dit Descartes : notre volonté nous vient de celle, infinie, d'un créateur). L'erreur vient de ce caractère infini de notre liberté par lequel la volonté peut accepter ou refuser son assentiment à des propositions confuses issues d'un entendement mal ou incomplètement éclairé.
L'ignorance n'y est pour rien. Les qualités que Dieu a mises en nous ne sont pas non plus en cause. C'est seulement l'usage imprudent que nous en faisons qui est à l'origine de nos erreurs. Et ce sera alors en redressant cet usage grâce à quelques règles de la Méthode pour bien conduire sa raison et en cherchant la vérité dans les sciences que nous pourrons éviter les erreurs. Des quatre préceptes que Descartes présente dans la deuxième partie de son Discours, nous retenons particulièrement celui-ci : « ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidement pour telle… éviter soigneusement la précipitation et la prévention  ; et ne comprendre en mes jugements que ce qui se présenterait clairement et distinctement à mon esprit ». Puisque c'est le jugement qui est à l'origine de l'erreur, alors l'usage méthodique du doute, c'est-à-dire la suspension volontaire du jugement, est indispensable pour qui veut éviter les erreurs. C'est l'opposé de l'ignorance qui est remis en question, c'est d'un excès d'érudition imposant des connaissances pour la plupart inutiles ou arbitraires et trompeuses qu'il veut se débarrasser dès le début du Discours. Mais n'y a-t-il dans l'erreur que l'impatience des jugements hâtifs et des généralisations abusives ?
III. L'erreur peut être une forme de connaissance
Spinoza, en classant les différents modes de connaissance, oppose la vérité comme connaissance adéquate et claire à l'erreur, connaissance inadéquate, confuse et incomplète. Puis il situe l'origine des erreurs dans les illusions d'un imaginaire finaliste et anthropomorphe qui mène aux superstitions, dans les délires de la passion et les terreurs qui perturbent la vie morale et politique, bref dans l'imagination non consciente de soi issue de nos désirs les plus spontanés et donc les moins faciles à identifier puisqu'ils nous envahissent et nous dominent. Il rencontre ainsi dans l'erreur une forme de connaissance qui résiste par la force du désir et à laquelle il faudra opposer l'effort de la réflexion pour pouvoir s'en libérer. Bachelard, plus tard et par d'autres moyens, constate que l'erreur est première, qu'elle a son origine dans différents obstacles épistémologiques et que l'effort de la connaissance doit se construire contre elle pour la redresser : « En revenant sur un passé d'erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel. » (La Formation de l'esprit scientifique).
À l'opposé de cette idée initiale selon laquelle l'ignorance serait un manque, et l'erreur, un défaut, nous voici maintenant en face d'une hypothèse nouvelle : il y aurait dans l'erreur une sorte de dynamisme positif qui nous amène à l'écouter pour ce qu'elle a peut-être à nous apprendre ? Descartes cherche dans la cohérence des démonstrations et dans la clarté de la raison un gain de certitude. Freud, constatant qu'au contraire notre vie psychique est souvent lacunaire et pour une part obscure, est amené à soupçonner qu'en dessous de la conscience travaillent des forces dont l'essentiel résiste à une représentation consciente. Il en arrive ainsi à formuler l'hypothèse de l'existence d'un inconscient psychique. C'est en l'appliquant à la vie quotidienne que Freud s'intéresse aux actes manqués.
IV. L'erreur est un savoir qui désire être ignoré
Par là, il désigne toutes ces erreurs (lapsus) de langue ou d'écriture, ces oublis, bizarreries, faux pas, accidents, etc., tous ces phénomènes apparemment insignifiants qui viennent troubler le cours de l'action ou de la parole et que nous accompagnons généralement d'un commentaire du type « je ne l'ai pas fait exprès, cela m'a échappé, excusez cette erreur… », bref que nous souhaitons attribuer au hasard. Or, dans La Psychopathologie de la vie quotidienne, Freud affirme que cette attribution au hasard est en fait le signe « de l'existence d'une connaissance inconsciente et refoulée de la motivation des actes manqués et accidentels ». Plus loin, il ajoute : « c'est l'ignorance consciente et la connaissance inconsciente de la motivation des hasards psychiques qui forment une des racines psychiques » des actes manqués. La thèse du livre se résume ainsi : il n'y a pas de hasard dans la vie psychique. Donc ce que je crois pouvoir lui attribuer ne le concerne en rien, hasard et ignorance des causes réelles sont comme synonymes, et l'erreur que je commets et que je crois involontaire est en fait un message que j'entends sans vouloir le comprendre. L'erreur, l'acte manqué ne viennent pas de l'ignorance mais, bien au contraire, d'une idée, d'un sentiment, d'un désir qui, bien qu'encore inconscients, cherchent à se manifester (c'est ce que Freud désigne par ce mot de « connaissance ») et il faut les comprendre par ce qu'ils dévoilent, par ce que le moi conscient ne souhaite pas entendre. L'erreur n'est pas commise par ignorance, mais par une connaissance si insupportable de ce qui est inacceptable qu'il faut la censurer. Dans ce conflit intrapsychique entre un désir et sa censure, le moi doit trouver un compromis. Commettre une erreur apparemment dépourvue de signification est une solution économique en efforts. Le moi inconscient dit ce qu'il sait, le moi conscient fait semblant de ne pas l'entendre et le genre « pseudo » y garde son faire semblant dans le déguisement du message. Et la vie continue. Ce n'est donc pas l'ignorance qui nous fait commettre des erreurs, mais le désir de ne pas savoir, d'écarter toute connaissance claire de ce qui est là présent et préoccupant le moi inconscient.
Conclusion
Résumons-nous. Dans le terme d'erreur, nous avons d'abord entendu l'errance, celle à quoi me condamne, selon Platon, de ne plus trouver le chemin qui mène l'âme à se ressouvenir des idées. Pour peu que je le veuille vraiment, cette errance peut être guérie par la réflexion, le dialogue. Mais si mon âme n'a jamais contemplé le vrai dans l'éternité du monde intelligible, elle est pourtant capable, pour Descartes, de concevoir la vérité, pourvu que ma volonté ne se trompe pas elle-même par manque de méthode, le cheminement sera lent mais droit. En revanche, si la question se déplace (non plus comment aller au vrai ou à la vérité, mais se rencontrer véritablement soi-même), alors la réponse change. L'erreur qui m'égarait devient celle qui me permet de me rencontrer. L'interprétation de l'erreur à laquelle Freud nous invite rétablit l'équilibre. Ce n'est donc pas toujours par ignorance que nous commettons des erreurs, peut-être même jamais.