La technique, du grec technè, se présente comme un pur moyen servant une finalité : elle est le fruit de l'ingéniosité et de la raison humaines, qu'il s'agisse d'un produit fini fabriqué pour servir une volonté humaine (un téléphone) ou d'un savoir-faire permettant de fabriquer des objets techniques (la technique du potier). Un marteau, qui est un outil technique, n'est ni bon ni mauvais : tout dépend de l'usage que l'on en fait (construire une maison ou crucifier un homme). En tant que pur moyen qui facilite la réalisation de la volonté humaine, le marteau peut sembler bon « en soi ». Mais en vérité, cette possibilité d'utiliser la technique à des fins radicalement différentes la rend foncièrement ambivalente.
I. Sortir de l'indigence naturelle au moyen de la technique
Le mythe de Protagoras, que l'on trouve chez Platon, révèle l'ambiguïté de la technique. La technique y est expliquée par l'insuffisance de l'homme à survivre par des moyens naturels. Les deux frères Titans Épiméthée et Prométhée sont chargés de répartir les différentes qualités entre les différentes espèces. Épiméthée oublie l'homme dans sa répartition, si bien que l'humanité se trouve dépourvue de qualités anatomiques. Contrairement aux autres animaux, l'homme est nu, il n'a ni griffes, ni crocs, ni écailles, ni fourrure, ni plumage. Prométhée, pour rattraper l'oubli de son frère, se rend sur le mont Olympe et y vole le feu et la technique à Héphaïstos, le dieu forgeron, pour en doter les hommes et leur permettre de survivre. Le mythe grec de l'origine de la technique révèle donc qu'elle est en même temps la marque de la misère de l'homme, qui est inférieur au reste du règne animal, et celle de sa grandeur, puisqu'elle l'élève au rang des dieux en lui octroyant le pouvoir quasi magique de modifier la nature selon sa volonté.
La technique peut ainsi être utilisée comme un instrument pour maîtriser la nature : en ce sens, elle est favorable à l'homme parce qu'elle lui permet de satisfaire ses besoins. Puisqu'elle repose sur les savoirs humains, elle questionne le rôle de la science : nos savoirs scientifiques ont-ils vocation à être utiles ? Ce n'est que si l'on répond positivement à cette question que l'on considère que la science doit nourrir la technique. Descartes, dans le Discours de la méthode, VI, explique qu'il est de son devoir moral de faire connaître les vérités scientifiques qu'il connaît (et découvre) pour les rendre utiles au monde, en rendant possibles les progrès techniques. Ce n'est que par l'articulation de ces deux notions que l'homme peut se rendre « comme maître et possesseur de la nature », conformément à la mission que Dieu a confiée à Adam, à savoir veiller sur la Création. En ce sens, la technique est le moyen privilégié d'atteindre le bonheur.
Exercice n°1
II. L'homme, un être technico-dépendant
Mais la technique n'a pas que de bons côtés : selon certains arguments, elle affaiblit l'homme. Platon, dans le mythe de Theuth, critique l'écriture : la possibilité d'écrire atrophie la mémoire des hommes, car ils ne sont plus obligés de se souvenir des choses eux-mêmes, « de l'intérieur », pouvant se servir des écrits pour s'en souvenir « de l'extérieur ». On trouve aussi cet argument chez Montaigne, qui consacre tout un chapitre de ses Essais à la critique des vêtements, montrant qu'ils diminuent notre résistance naturelle au froid, et invoquant entre autres l'exemple de César, qui allait le plus souvent tête nue, quel que soit le temps.
Dans le Discours sur l'origine et les fondements des inégalités parmi les hommes, Rousseau introduit l'idée d'une forme de dépendance à l'égard des nouvelles commodités. Non seulement les corps se sont « amollis » au même titre que les esprits, mais plus encore l'aisance avec laquelle il est désormais possible de satisfaire ses besoins grâce à la technique génère sans cesse de nouveaux désirs qui rendent sa privation d'autant plus difficile à supporter. Ce que l'on possède nous possède aussi, dans l'exacte mesure où nous y tenons. Un bien précieux nous aliène, car nous avons peur de le perdre ou de l'abîmer, nous y consacrons notre temps et nos efforts, et le jour où nous le perdons, nous sommes plus malheureux que si nous ne l'avions jamais possédé, tel un roi dépossédé du royaume auquel il s'était habitué.
La technique, par la commodité qu'elle introduit dans nos vies, risque donc de nous aliéner : on comptera davantage sur elle que sur nos talents propres. Toutefois, n'est-elle pas capable de nous apporter quelque chose qui augmente nos capacités individuelles sans que nous perdions de puissance propre ?
Exercice n°2Exercice n°3
Imprimante 3D
Imprimante 3D
© Alexander Traksel/iStock
III. La technique comme voie d'accès à l'être
Heidegger, dans Être et Temps, invite à penser un lien plus essentiel entre la technique et la vérité, et à voir dans la technique un mode privilégié du dévoilement de l'être et de la vérité. Cette idée peut se comprendre en plusieurs sens. D'abord, la technique nous dévoile la vérité de l'être « objectif » en nous révélant la vérité de la matière : les manipulations techniques des physiciens, leurs expériences, nous révèlent le fonctionnement de la nature et les possibilités ontologiques qu'elle recèle. Par exemple, l'analyse du monde atomique et moléculaire permet de développer énergie nucléaire et nanotechnologies. L'analyse chimique permet de découvrir et de fabriquer des éléments jusqu'alors inconnus, et même de créer de nouveaux matériaux par synthèse chimique (le kevlar) ou par alliage (l'acier, constitué de fer et de carbone).
En un deuxième sens, la technique dévoile l'être au sens de Heidegger, c'est-à-dire notre rapport au monde, la manière dont les choses nous apparaissent. La technique moderne dévoile l'être comme un fonds, autrement dit un matériau brut, un réservoir d'énergie à exploiter pour nos besoins. On trouve le même concept dans la « volonté de puissance » de Nietzsche. Ce rapport dominateur à l'être est le véritable fondement qui explique, selon Heidegger, aussi bien la science – l'idée de soumettre la nature aux mathématiques pour la rendre contrôlable – que la technique. Il faut donc, une fois de plus, comprendre la science à partir de la technique et non l'inverse. Ce n'est pas parce que notre intelligence a découvert les lois mathématiques de la nature que nous avons pu l'exploiter, mais parce que nous voulions l'exploiter que nous avons cherché des lois mathématiques dans la nature. La technique moderne, en particulier, consiste en un arraisonnement (Gestell) de la nature, c'est-à-dire une soumission forcée. Contrairement au pont qui enjambe la rivière, établissant une sorte d'harmonie entre l'homme et la nature, la centrale hydraulique somme le fleuve de fournir son énergie. Le barrage hydraulique est le symbole de la technique moderne et de l'arraisonnement de l'être qui en est l'essence.
Un film à voir
2001, l'Odyssée de l'espace , de Stanley Kubrick, 1968 — L'outil et le passage de la nature à l'humanité
À l'aube de l'humanité, dans un désert africain, des hommes-singes (des primates qui deviendront plus tard l'humanité) mènent une coexistence naturelle. L'absence de musique dans cette première scène est révélatrice : il n'y a pas encore d'humanité, que de simples bruits de la nature. Néanmoins, la scène suivante introduit une tension entre deux groupes de singes autour d'un point d'eau. Qui le contrôlera ?
Zoom sur…
Technique et politique
Au niveau politique, la technique permet de plus en plus de réaliser la volonté politique, quelle qu'elle soit. Elle met donc l'homme face à lui-même, face à sa volonté. Elle l'oblige à se demander ce qu'il veut vraiment. Elle le rend également infiniment responsable, d'où un certain danger : l'homme acquiert par la technique des moyens d'action qui sont peut-être démesurés, étant donné son peu de sagesse. « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme », écrit Rabelais dans Pantagruel. Les enjeux écologiques montrent la responsabilité de l'homme qui maîtrise la technique. Hans Jonas, dans Le Principe de responsabilité, affirme que pour définir la faisabilité morale d'une action technique, il est nécessaire de considérer notre responsabilité, soit les conséquences de cette action sur l'environnement, non seulement aujourd'hui mais aussi à travers le temps, puisqu'elle doit permettre à l'humanité future de continuer d'exister.
La technique et la perte de nos aptitudes naturelles
Dans le Discours sur l'origine et les fondements des inégalités parmi les hommes, Rousseau reprend l'argument selon lequel la technique affaiblit l'homme en le généralisant à l'ensemble des « commodités » produites par la technique. Le « bon sauvage », lorsqu'il vivait seul et dans le dénuement, n'avait que peu de besoins et la force de son corps ainsi que le peu d'instruments dont il disposait l'aidaient à y pourvoir. La société et ses techniques ont en même temps multiplié les désirs des hommes et les moyens d'y parvenir : les progrès techniques ont rendu la satisfaction des désirs commode, si bien qu'il n'est plus guère nécessaire de lutter et d'user de son corps. Les corps et les esprits se sont par conséquent « amollis », dégradés.
La honte de l'homme devant la perfection des objets techniques
Dans L'Obsolescence de l'homme, Gunther Anders dénonce la transformation de l'homme moderne qui s'est progressivement asservi à la technique, sans laquelle il n'est plus capable de répondre à ses besoins naturels. On cuisine par exemple avec un fouet électrique, tellement plus performant que son ancêtre non mécanisé. La multiplicité d'objets techniques a largement étendu le champ des possibles de l'humanité. Si cette dernière se révèle capable de créer plus et mieux que jamais, elle est pourtant envahie par un sentiment de honte selon Anders. La honte prométhéenne, du nom du Titan qui offrit aux hommes la technique, est « la honte qui s'empare de l'homme devant l'humiliante qualité des choses qu'il a lui-même fabriquées ». Cette passion triste naît du décalage que l'homme constate entre les qualités techniques de ce qu'il est parvenu à élaborer (la précision de la lunette astronomique, par exemple) et la bassesse de ses propres capacités, si inexorablement limitées (l'œil humain et sa vue imparfaite).
Exercice n°1
En quoi la technique rend-elle possible la tâche que Dieu a confiée à Adam selon Descartes ?
Cochez la bonne réponse.
A. Elle nous donne le langage pour nommer les choses.
B. Elle nous permet de souffrir en travaillant.
C. Elle nous rend comme maîtres et possesseurs de la nature et nous permet de veiller sur la Création.
D. Elle permet de concevoir des applications pour smartphone utiles.
Pour Descartes, la technique est l'application matérielle des progrès rendus possibles grâce à la science. C'est comme cela que l'homme est capable de modeler la nature conformément à sa volonté, de l'humaniser, de la dominer, et de se l'approprier.
Exercice n°2
Pourquoi l'écriture est-elle condamnable selon Platon ?
Cochez la bonne réponse.
A. Les hommes écrivent mal et c'est illisible.
B. Les hommes n'aiment pas lire.
C. On perd du temps à écrire et l'on oublie de penser.
D. Elle affaiblit la mémoire qui ne fait plus l'effort de se ressouvenir et préfère retrouver les éléments dans les livres.
Dans le mythe de Teuth, Platon explique que si les hommes écrivent ce dont ils doivent se souvenir, leur mémoire s'affaiblira car ils ne se souviendront plus des choses « de l'intérieur » mais uniquement « de l'extérieur », par le texte qu'ils lisent et non par leurs propres souvenirs. Ils ne feront alors plus l'effort de remémoration.
Exercice n°3
Selon Rousseau, pourquoi la technique est-elle nocive ?
Cochez la (ou les) bonne(s) réponse(s).
A. Elle affaiblit les capacités naturelles des hommes.
B. Elle rend les hommes dépendants de la commodité qu'elle induit dans nos vies.
C. Elle pollue la planète et détruit la faune et la flore.
D. Elle demande trop de réflexion.
Rousseau explique que la technique engendre des effets pervers pour deux raisons. D'une part, les hommes n'ont plus à utiliser leurs facultés naturelles et leur corps, à terme, s'affaiblit ; d'autre part, l'habitude du confort procuré par les techniques en rend la suppression douloureuse à supporter, si bien qu'on en devient dépendant.