Est-ce la loi qui définit ce qui est juste ? (juin 2011)

Énoncé

Est-ce la loi qui définit ce qui est juste ?

Corrigé

Introduction
Dura lex, sed lex, « la loi est dure, mais c'est la loi » : il nous est arrivé à tous de trouver une loi injuste, absurde même, c'est-à-dire de la ressentir comme n'étant qu'une contrainte dénuée de légitimité, voire même de signification. Certes, il ne suffit pas que quelque chose nous semble injuste pour que ce soit effectivement le cas ; mais réciproquement, il ne suffit pas qu'une règle soit érigée en loi pour commander de notre part une obéissance aveugle : affirmer qu'une loi est juste parce qu'elle est loi, n'est-ce pas se montrer mûr pour toutes les dictatures, et s'avérer incapable d'autre chose que d'une servilité sans limites ? Car enfin, si une loi est bien une règle s'appliquant dans une société donnée, elle est humaine et non divine, historique, contingente, donc par définition imparfaite et arbitraire. En ce sens, il n'y a guère d'intérêt à se demander si la loi définit à coup sûr ce qui est juste en soi, parce qu'à l'évidence, il y eut bien des injustices (voire des atrocités) commises au nom de la loi elle-même. Les exemples ne manquent pas dans l'histoire, de lois foncièrement iniques, aberrantes ou même scandaleuses – ainsi les totalitarismes du siècle dernier, qui étaient aussi sanglants que législateurs jusqu'au délire. En ce sens, dire que la loi définit ce qui est juste, c'est renoncer à poser la question de la possible injustice des lois, et telle était bien la défense des dignitaires nazis lors du procès de Nuremberg : nous n'avons pas à être jugés, parce que nous n'avons commis aucune injustice ; et nous n'avons commis nulle injustice, parce que nous nous sommes contentés en tous points d'appliquer les lois de notre pays.
Une question alors se pose : une loi injuste n'a-t-elle pas finalement de loi que le nom ? Mais en ce cas, si une loi véritable se doit d'être juste, la difficulté devient celle de l'identification du critère pertinent : quel critère retenir pour décider de la justice (ou de l'injustice) d'une loi ? Or, cette interrogation est d'autant plus problématique que la fonction de la loi elle-même, c'est précisément de définir ce qui est juste et ce qui ne l'est pas ; y a-t-il seulement un sens, par conséquent, à s'interroger sur la justice de la loi, puisque cela reviendrait à juger la loi au nom de la conséquence qu'elle rend possible ? Le problème se complique encore du fait qu'il faut distinguer la dimension matérielle de la loi (ce sur quoi elle porte) de sa dimension formelle (l'instance qui l'érige en loi) : de chacun de ces points de vue, à quelles conditions une loi peut-elle être réputée juste, c'est-à-dire considérée comme une loi en droit, et non simplement en fait, une loi en d'autres termes qui définirait justement ce qui est juste ?
I. Établissement d'un critère matériel
1. Peut-on juger de la justice d'une loi ?
Envisager que ce n'est pas la loi qui définit ce qui est juste, revient à poser qu'il y a un critère du juste et de l'injuste supérieur à la loi elle-même. Or cela ne va pas de soi : si le rôle de la loi, c'est précisément de juger du juste et de l'injuste, à quelle justice en appeler pour estimer la loi ? Telle est du moins la thèse de Hobbes : une loi est par définition toujours juste, parce que la justice est la conséquence de la loi, et qu'il serait absurde d'estimer un principe à partir de ce qu'il rend lui-même possible. L'idée est bien la suivante : avant les lois, c'est-à-dire avant l'état civil, il n'y avait que l'état de nature et sa guerre de tous contre tous, où la seule loi ayant cours était celle du plus fort. L'état de nature est celui où la force tient lieu de loi ; et c'est précisément pour mettre fin à ce prétendu droit du plus fort que les hommes ont inventé les lois positives. Ainsi donc à l'état de nature, la justice n'avait pas de sens, puisque seule comptait la force ; c'est avec l'établissement des lois civiles qu'on a pu penser que quelque chose était juste, ou ne l'était pas – et ce qui n'est pas juste, c'est ce qui va à l'encontre de la loi. En d'autres termes, c'est bien la loi (et elle seule) qui définit ce qui est juste, puisqu'il n'y a pas de justice sans loi : hors la loi, il n'y a que le règne de la force, et la force ne fait pas le droit.
2. Difficultés soulevées par le positivisme juridique
Du seul fait qu'elle est, une loi est nécessairement juste, puisque le juste, c'est simplement ce que la loi prescrit, et l'injuste ce qu'elle interdit ou prohibe. N'est-ce pas cependant là une manière de dissoudre la difficulté au lieu de la traiter ? D'autant plus que Hobbes fait reposer sa thèse, qu'on nommera à bon droit celle d'un positivisme juridique, sur la fiction d'un état de nature dont rien ne vient démontrer l'existence. Au lieu de renoncer ainsi à rapporter la loi à une instance qui lui soit supérieure en jugeant d'emblée la démarche absurde, peut-être vaudrait-il mieux se demander à quelle condition une telle instance serait légitimée dans ses prétentions à juger des lois elles-mêmes. Si maintenant nous appliquons la distinction de la dimension formelle et de la dimension matérielle de la loi, la question se dédouble : y a-t-il un critère matériel de la justice des lois, et y a-t-il un critère formel ? Autrement dit : est-il possible de dire qu'une loi est juste, ou injuste, suivant ce sur quoi elle porte (critère matériel) et suivant le pouvoir législatif qui lui confère son statut de loi (critère formel) ?
3. Y a-t-il un critère matériel de la justice des lois ?
On peut ici songer à l'étude que fait Aristote des différents systèmes politiques. Toutes les formes de gouvernement se répartissent selon deux distinctions fondamentales : la nature du souverain (le corps qui décide de la loi) et la finalité de la loi (ce qu'elle sert). Toute loi est soit au service du bien commun, soit au service du bien particulier de quelques-uns. De son côté, le souverain peut être constitué d'une seule personne, de quelques-uns ou de tous les citoyens. Il y a donc six régimes possibles : si la loi est votée en vue du bien commun par un seul, monarchie ; par quelques-uns, aristocratie ; par tous, démocratie. Si la loi est pervertie et ne sert que les intérêts particuliers de ceux qui en décident, il s'agira d'une tyrannie (si le souverain est un individu isolé) ; d'une oligarchie s'ils sont quelques-uns, et d'une ochlocratie (mot à mot le pouvoir donné à la foule) si c'est le peuple lui-même qui est souverain, mais que chacun ne vote la loi qu'en fonction de ses seuls intérêts particuliers. Affirmons alors que le premier critère à retenir, c'est le critère matériel : ce qui décide de la justice d'une loi pour Aristote, ce n'est pas d'abord la nature du souverain, mais le bien qu'elle sert. En d'autres termes, une loi juste défend le bien commun à tous, et n'est pas au service des intérêts particuliers du souverain (c'est-à-dire de ceux qui votent les lois). Tout régime est susceptible d'être perverti, précisément lorsque la considération des intérêts particuliers devient décisive : la tyrannie est la perversion de la monarchie, l'oligarchie de l'aristocratie, l'ochlocratie celle de la démocratie. De ce point de vue, remarquait Spinoza, mieux vaut une monarchie sage voulant ce qu'il y a de meilleur pour tous, qu'une démocratie folle (une ochlocratie) où l'intérêt particulier des plus nombreux finit par décider des lois.
Il faut donc en conclure que de ce point de vue, ce n'est pas la loi elle-même qui définit ce qui est juste : ce qui fait la justice de la loi, c'est la finalité qu'elle poursuit. Une loi est juste quand elle est au service du bien commun à tous, injuste quand elle est au seul service de ceux qui l'édictent – ce pourquoi on pourra à bon droit parler de « mauvaises lois » : c'est la considération de l'intérêt général qui permet de définir la justice de la loi, et non la loi qui prescrirait par avance ce qui doit être tenu pour juste.
II. Établissement d'un critère formel
1. Le critère matériel réclame la garantie d'un critère formel
Nous avons ici identifié un critère matériel de la justice d'une loi : il faut qu'elle soit en vue du bien commun, et non au service des intérêts de ceux qui la votent. De ce point de vue, une loi juste, c'est d'abord une loi qui s'applique à tous d'égale façon, c'est-à-dire qui ne fait pas « acception de personne » (qui ne désigne personne en particulier). En d'autres termes, une loi juste, c'est d'abord une loi conforme à ce qu'il y a d'universel en l'homme, c'est-à-dire la raison : quand le vote de la loi est guidé par les passions et les intérêts particuliers, cette loi est matériellement injuste. Mais du coup, la question se pose de savoir quel type de souverain est le mieux à même de garantir l'égalité des sujets devant la loi – et c'est là qu'intervient le critère formel. Sans doute faut-il ici écouter Rousseau : le seul moyen pour être sûr que la loi ne soit pas pervertie et mise au service d'intérêts particuliers, c'est qu'elle soit votée par tous ceux à qui elle s'applique. Si celui qui vote la loi (le souverain) est également celui qui s'y soumet, nul n'a intérêt à ce que la loi soit injuste : si je tente de faire voter une loi qui sert mes seuls intérêts, je suis assuré que d'autres essayeront d'en faire autant, et promulgueront des lois injustes, cette fois en ma défaveur. Bref, comme l'affirme Rousseau, « la condition étant égale pour tous, nul n'a intérêt de la rendre onéreuse aux autres ». Loin donc de définir ce qui est juste, c'est la justice qui définit ce qui est véritablement loi : une loi n'est véritablement loi que quand elle s'applique à tous d'égale façon, c'est-à-dire quand elle est juste, et elle ne le sera à coup sûr que si tous ceux qui s'y soumettent participent à la délibération.
2. L'identité comme critère formel
Ainsi donc, c'est la clause formelle qui vient garantir la clause matérielle : une loi est loi quand elle est juste, et elle est juste quand elle s'applique également à tous ; il faut donc qu'elle soit elle-même décidée par tous. Telle est du moins la solution que propose Rousseau au problème qui nous occupe : pour garantir la justice des lois, il faut que le souverain (celui qui décide des lois) soit identique au sujet (celui qui s'y soumet). Ce qui doit être retenu donc, c'est l'élément de la réciprocité, ou plutôt de l'identité. Cette identité est double : celle du souverain et du sujet d'une part (ou ses représentants, dans le cas d'une démocratie indirecte comme la nôtre), et celle des droits et des devoirs, comme va le montrer Hegel. Ce dernier part du constat suivant : une loi définit certains devoirs et certains droits – ainsi la législation qui donne la majorité aux citoyens âgés de dix-huit ans définit un certain nombre d'obligations et d'interdictions (par exemple celle de conduire seul une voiture avant cet âge), et certains droits (par exemple celui de voter à dix-huit ans passés).
D'abord et le plus souvent, nous pensons que droits et devoirs sont extérieurs l'un à l'autre : par exemple, mon droit de propriété est pour les autres un devoir de respecter ma propriété sur mes biens. Or, d'après Hegel, il faut au contraire penser l'identité des devoirs et des droits : ainsi pour un père, l'autorité qu'il a sur ses enfants est un droit ; mais ce droit définit lui-même un devoir, celui d'éduquer sa progéniture ; en sorte que le droit du père est aussi son devoir, et que le devoir des enfants (se soumettre à l'autorité de leur père) est aussi un droit (celui d'être éduqués, nourris et protégés).
3. L'identité des devoirs et des droits est la condition de la légalité des lois
De ce point de vue, une loi est juste quand elle garantit cette identité des devoirs et des droits : une loi juste est celle qui me donne des droits exactement proportionnels à mes obligations. Si une loi me donne plus de devoirs que de droits, elle est injuste en ma défaveur ; si elle me donne plus de droits que de devoirs, elle est injuste en ma faveur, c'est-à-dire injuste en la défaveur d'autrui. Dans les deux cas cependant, une telle loi n'a de loi que le nom, parce que le rôle de la loi, c'est précisément de garantir l'identité des devoirs et des droits. On y revient : dire que la loi définirait seule ce qui est juste, affirmer qu'elle est le seul critère de la justice, c'est oublier qu'elle ne nous prescrit pas que des devoirs, mais qu'elle nous octroie aussi des droits, qu'elle protégera de toute la force publique. En d'autres termes, la loi prescrit à l'individu de se conformer à l'intérêt général (ce sont ses devoirs) ; mais elle lui garantit sa protection en tant qu'individu particulier (et ce sont ses droits). La législation en vigueur peut donc fort bien être injuste, si elle ne respecte pas l'identité des droits et des devoirs, c'est-à-dire aussi l'identité de l'universel (le devoir qui s'applique à tous) et du particulier (ces droits qui sont les miens en tant qu'individu).
Conclusion
Si la loi définissait à soi seule ce qui est juste et ce qui ne l'est pas, alors il s'ensuivrait que la loi elle-même serait toujours juste. Or, que des règles de droit aient été injustes, cela n'est pas douteux : quand une règle arroge à certains des privilèges qui ne s'accompagnent pas de devoirs accrus, alors elle est injuste ; quand elle donne à certains des droits qu'elle n'accorde pas à d'autres, sans que ce surcroît de droits s'accompagne d'un surcroît de devoirs, elle est injuste. Mais s'agit-il encore d'une loi ? Car enfin, une loi est véritablement loi, à la double condition d'assurer l'égalité en droits de tous, et l'identité des droits et des devoirs pour chacun. Il ne s'agit pas de dire qu'une loi qui ne garantit pas les mêmes droits au père et au fils est injuste, mais qu'il faut que les droits du père sur son fils définissent également ses devoirs envers son fils, et que son fils, le jour où il sera père, aura à son tour envers son fils les mêmes droits, et les mêmes devoirs, que son père avait jadis eu envers lui. Tel est le sens qu'il faut, nul doute, donner à l'égalité devant la loi, condition non seulement de sa justice, mais plus essentiellement encore de sa légalité, c'est-à-dire de son caractère de loi lui-même.