Suffit-il d'être certain pour avoir raison ? (avril 2011)

Énoncé

Suffit-il d'être certain pour avoir raison ?

Corrigé

Introduction
Être certain, c'est d'abord être intimement convaincu de posséder la vérité, au point qu'est d'emblée écartée la simple idée qu'il puisse en être autrement. La certitude est alors toute subjective : elle n'exprime rien d'autre qu'une assurance qui m'est propre – en ce sens, la certitude est un certain degré de la croyance. Mais la certitude n'exprime pas seulement la conviction du sujet, elle sert aussi à désigner ce qui est « objectivement » vrai et indubitable. La notion de certitude est ainsi ambiguë : tantôt elle traduit un état de mon esprit et s'apparente ainsi à la conviction, tantôt elle se confond avec un état de fait dont il est impossible de douter parce qu'il est objectivement fondé. Mais justement, être certain « que cela est vrai  », cela signifie-t-il pour autant qu'on a raison de le croire, en d'autres termes que cela est effectivement vrai ? Après tout, au moment même où je me trompe, je suis certain de détenir la vérité, sans quoi je ne me tromperais pas et corrigerais de moi-même mon erreur : il ne s'agit pas de dire qu'une erreur apparaît en soi comme toujours plus certaine que la vérité, mais qu'une erreur qui n'aurait pas la certitude pour elle se dénoncerait d'elle-même et n'aurait sur notre esprit aucune efficace.
Nous voyons alors le danger qui guette quiconque croit posséder une certitude : la certitude subjective est-elle une raison suffisante pour fonder une certitude objective ? Autrement dit, suffit-il d'être intimement convaincu de la vérité d'un jugement pour que ce dernier soit vrai et s'impose par là universellement à tous les êtres dotés de raison ? Ce dont je suis convaincu peut se révéler erroné à l'examen : cela signifie alors qu'il me faut examiner mes certitudes car si elles sont subjectivement suffisantes (pour moi), rien ne prouve qu'elles le soient objectivement (pour tous). Comment alors passer d'une certitude subjective à une certitude objective, si ce n'est en réintroduisant le doute et la méfiance là où nous croyions les avoir abolis ? Mais qui les introduira, si ce n'est la raison elle-même ? En sorte que la question se pose : posséder la raison, n'est-ce pas justement commencer par douter qu'on a raison en toute chose (envers et contre tous s'il le faut), et exiger de soi la fondation en raison de nos convictions subjectives ?
I. Nécessité du doute face à l'ambiguïté de la certitude
1. La certitude comme attitude naturelle
Si être certain, c'est ne pas douter, il faut alors remarquer que la certitude est au fondement même de ce que, dans les Méditations cartésiennes, Husserl nommait notre « attitude naturelle » : lorsque nous ne philosophons pas, c'est-à-dire lorsque nous ne sommes pas guidés par la seule recherche de la vérité, nous sommes tout naturellement enclins à croire que le monde est comme nous le percevons et comme nous le pensons. Mais sur quoi repose cette certitude ? D'abord sur la confiance que nous accordons à nos sens : il est certain que l'eau est froide, parce que la main que j'y plonge me l'indique assez. Mais cela n'est pas encore suffisant : il est certain que la Terre tourne autour du Soleil ; or mes sens m'indiquent le contraire : quand je regarde le ciel, c'est le que je vois se déplacer au-dessus de l'horizon immobile. Certaines de mes certitudes vont donc à l'encontre de mes perceptions : elles se fondent non sur les sens, mais sur un raisonnement.
Or, précisément, je suis certain que l'eau dans laquelle je me baigne est froide, mais peut-être suis-je simplement malade, en sorte qu'un autre la trouverait tiède. Quand je dis que l'eau est froide, j'attribue donc à l'objet (l'eau) une détermination du sujet (le froid que je ressens) : sans même m'en rendre compte, je prends pour une certitude objective ce qui n'est qu'une certitude subjective ; en termes kantiens, je fais une subreption. Que je sois certain des informations que me fournissent mes sens n'est donc pas une preuve que ces informations soient certaines en soi : au reste, et comme l'avait montré Descartes, il arrive fort régulièrement que nos sens nous trompent. De loin, la tour carrée m'apparaît ronde ; et j'aurai beau savoir qu'elle est carrée, c'est ronde qu'elle m'apparaîtra.
Malgré toute la confiance que nous leur accordons, parfois les sens nous trompent. Serions-nous alors plus à l'abri de l'erreur en restreignant nos certitudes à celles qu'apporte le raisonnement ? Il est certain, avons-nous dit, que la Terre tourne autour du Soleil. Mais pourquoi en suis-je certain ? Parce que cela est un fait que la science a démontré. Néanmoins, et c'est là le problème, nous sommes pour la plupart incapables de reproduire la démonstration scientifique de ce fait ; davantage même, la plupart d'entre nous seraient incapables de seulement la comprendre. Ainsi, je suis certain que la Terre tourne autour du Soleil parce qu'on me l'a dit, et que je fais confiance à ceux qui l'ont affirmé. C'est peut-être pour eux un savoir ; mais pour moi, qui suis incapable de le démontrer, ce n'est en fait qu'une opinion infondée. Nous voyons bien par là que les certitudes ordinaires et irréfléchies qui sont les miennes, qu'elles se fondent sur « l'évidence » apparente de ce que je perçois ou sur celle d'opinions que j'admets pourtant au titre de savoirs, sont loin de pouvoir prétendre au statut de vérité pleine et entière, celle-là même dont je puisse rendre raison avec certitude, parce que je les aurai fondées en raison par une démonstration. Or je fais pourtant comme si tel était le cas ; alors, c'est justement cette confiance envers mes certitudes subjectives comme « attitude naturelle », c'est-à-dire comme dimension première de mon existence, qui ne va pas maintenant sans poser problème. Ce qu'il nous faut à présent éclaircir, c'est précisément ce qui fonde cette condition première qui est toujours la nôtre, celle d'avoir raison dans nos jugements.
2. Explication de l'attitude naturelle : la confiance
Parce que nos certitudes subjectives prouvent le plus souvent leur efficacité, et sont communément partagées, l'idée ne me vient pas d'en douter. Les champs ne se cultivent pas tout seuls, pas davantage que les vêtements ne poussent sur les arbres : ce qui, la plupart du temps, est l'objet de toute ma préoccupation, c'est la satisfaction de mes besoins vitaux. Je ne suis pas un pur esprit flottant au-dessus des dangers du monde, aussi est-il normal et légitime de m'occuper d'abord et avant tout d'assurer des conditions favorables à ma propre existence. Le temps est trop rare pour, en cessant là tout travail et toute occupation, faire retour à mes certitudes et me demander si elles sont effectivement fondées. Pourtant, est-ce bien en termes de vérité que le problème se pose ici ? Si je ne doute pas de mes certitudes subjectives, si ces dernières me suffisent pour être convaincu d'avoir raison, ce n'est peut-être pas tant parce que je suis persuadé de posséder la vérité que parce que l'utilité pour la vie – et non la recherche de la vérité – me guide le plus souvent dans mes jugements.
Comme le faisait remarquer Descartes, « pour les mœurs », c'est-à-dire pour le cours ordinaire de la vie, c'est l'utilité qui décide, et nous n'avons d'autre choix, parce qu'il nous faut trancher et agir, que de faire comme si même ce qui est douteux était indubitable. Vouloir suspendre son jugement le temps de confirmer nos certitudes, ce serait rendre l'action impossible et se vouer à l'impuissance. Autant dire que ce qui me guide d'abord et le plus souvent, ce n'est pas le vrai, l'objectivement certain ou l'indubitable, mais bien plutôt le vraisemblable, parce que le temps manque pour l'examen.
Cependant, en choisissant le parti de l'utile et du probable, n'est-ce pas la vérité que je sacrifie ainsi à l'urgence de l'action ? Parce que, précisément, je ne me méfie pas et n'examine pas les convictions qui me guident, est-ce que je ne renonce pas à la vérité au profit de ce que l'on pourrait appeler « ma vérité » (ce qu'il m'est utile de croire), au point d'en venir à confondre les deux ? Le doute, comme décision d'examiner les raisons pour lesquelles, habituellement, je ne doute pas, serait alors l'acte par lequel, érigeant la méfiance en devoir, je n'accepterais plus de dire que mes jugements sont vrais pour le simple motif que je leur accorde mon assentiment – l'acte par lequel, en d'autres termes, je refuserais de confondre la suffisance subjective de mes opinions avec la suffisance objective d'un savoir. C'est alors par cet acte, et par lui seul, que j'affirmerais alors mon statut d'être raisonnable, si tant est qu'avoir la raison, c'est justement ne pas se satisfaire de ce qui est utile pour la vie, mais chercher à rendre raison de nos affirmations, c'est-à-dire avoir la volonté de les fonder.
3. La certitude subjective est insuffisamment fondée
D'abord et le plus souvent, je prends mes certitudes subjectives pour des certitudes objectivement fondées. Mais ce fondement n'est autre, finalement, que la confiance que nous avons décidé d'accorder à nos sens ou à autrui et ce fondement ne saurait être en soi suffisant. Mes sens, comme autrui, peuvent me tromper. Ce monde que me présentent mes sens et dans lequel je vois autrui n'est peut-être même que le produit d'un « songe bien lié », comme le disait Descartes : que ce monde existe, cela est finalement douteux, parce que rien ne me prouve qu'il n'est pas qu'un songe. L'exigence de fondation du savoir qui caractérise la raison me pousse donc à passer à l'épreuve du « doute hyperbolique » mes certitudes subjectives : pour avoir raison de croire ce que je crois, il faut pouvoir en rendre raison, c'est-à-dire le démontrer – et tant que cela n'est pas fait, je dois mettre en doute toutes mes convictions. Ce qui n'est pas absolument indubitable doit m'apparaître comme douteux : mais alors, toutes mes convictions subjectives sont amenées à s'écrouler une à une, parce qu'il n'y a rien dont je ne puisse absolument pas douter. Une seule de mes certitudes m'apparaîtra alors nécessairement certaine objectivement : quand bien même je pourrais douter de tout, pour douter, il faut être. Que je sois, en tant que « chose qui pense » et qui doute, cela est nécessairement vrai. Toutes nos certitudes, hormis celle-là, peuvent donc être mises en doute ; et, pouvant être fausses, il est de notre devoir de nous en méfier. Elles sont en fait de l'ordre de ce que Kant, dans la Critique de la raison pure, nommait persuasion : je puis bien en être certain (suffisance subjective), n'en demeure pas moins que cela est peut-être faux (insuffisance objective).
II. L'intersubjectivité comme fondement de l'objectivement suffisant
1. Passage de la persuasion à la conviction
Il revient alors à Kant d'avoir opéré les distinctions fondamentales. Tantôt en effet la certitude désigne ce qui est subjectivement suffisant (ce que je crois être vrai), tantôt elle nomme ce qui est objectivement suffisant (ce qui est effectivement vrai). Tout naturellement donc, la suffisance subjective me suffit : on appelle persuasion (ce dont je suis persuadé) ce dont je suis tellement certain que je n'envisage même pas la possibilité que cela soit faux. Ainsi, le doute transforme en fait mes persuasions en conviction, parce que j'envisage désormais la possibilité que je me sois trompé. Ce que je prenais pour des certitudes objectives m'apparaît donc désormais comme de simples opinions : je ne sais pas encore si elles sont vraies (elles sont objectivement insuffisantes), et je ne peux donc plus m'en satisfaire (elles sont donc insuffisantes subjectivement), parce qu'elles ne satisfont pas d'elles-mêmes l'exigence rationnelle de démonstration. La question est donc la suivante : comment m'assurer que mes opinions sont objectivement vraies ? En d'autres termes, comment parvenir à une suffisance objective de mes convictions, en sorte qu'il ne saurait plus s'agir d'opinions, mais de savoirs ?
2. L'intersubjectivité et le dialogue comme vecteur
On peut alors de nouveau songer à ce que nous disait Husserl : je puis certes douter que ce dont je me souviens, ce que je pense, ce que je perçois, soit réel. En d'autres termes, je peux affirmer que souvenirs, pensées, perceptions ne sont en fait que le fruit d'une seule et même faculté, mon imagination. Mais ce dont je ne puis absolument pas douter, c'est que je suis bien en train de penser, percevoir et me souvenir : certes, le cogito, le « je pense », est la seule évidence qui soit réellement apodictique, c'est-à-dire nécessairement vraie, mais il est indubitable avec tous ses contenus, toutes ses cogitata. Ainsi, la « mise entre parenthèses » de la thèse de « l'existence du monde » me permet de comprendre que la question de l'objectivité de ma représentation est une question mal posée, et même une question absurde. C'est en tant que phénomène que le monde apparaît à ma conscience ; et il ne saurait être question de savoir si cette phénoménalité correspond effectivement à une « réalité » quelconque, parce que par définition je ne saurais savoir comment sont les choses hors de leur présentification à ma conscience. Je ne peux pas me glisser derrière les phénomènes pour savoir si quelque chose s'y cache ; or, cette remarque, loin de résoudre le problème, ne fait que l'aviver. Comment savoir en effet si ce dont je suis subjectivement convaincu est bien objectivement certain, puisque l'objet lui-même ne peut apparaître qu'au cœur de ma subjectivité ?
Plutôt que de tenter vainement (parce que cela est absurde) de comparer mes représentations aux choses, mieux vaut alors comparer mes représentations des choses avec les représentations d'un autre sujet. Si ma représentation est partagée par tous, on pourra alors dire qu'elle est vraie. Notons qu'il ne va pas s'agir d'un partage factuel : il n'est pas question ici d'effectuer quelque sondage puis de proclamer que l'opinion majoritaire est nécessairement la bonne. Il est bien plutôt question de savoir si ma représentation d'une chose donnée est en droit (sinon en fait) universellement partageable par la communauté des sujets. C'est donc l'intersubjectivité qui définit l'objectivement suffisant. Le vrai, comme le disait déjà Platon, est ce qui ne se réfute pas : la vérité seule vaut en droit pour tous, parce qu'elle seule parle à ce qui est universel en chacun, à savoir la raison.
Conclusion
Être rationnel, c'est justement ne pas se contenter de notre conviction subjective première, celle d'avoir toujours raison. La raison en nous se définit ainsi comme une exigence : être certain d'avoir raison au point de se dispenser de toute preuve et de tout examen, c'est se montrer indigne de la raison en nous, c'est pour tout dire perdre la raison – seul le fou qui se prend pour Napoléon continue à en être certain, quand bien même la terre entière lui affirmerait qu'il se trompe. Entrer en dialogue avec autrui alors, accorder à sa parole la même valeur qu'à la mienne, envisager la possibilité qu'il puisse avoir raison et prendre au sérieux ses objections, voilà ce qui est digne d'un être raisonnable. Car enfin, la raison, ratio en latin ou logos en grec, se définit d'abord comme une égalité de rapport : ma conviction subjective vaut celle d'autrui, même si cette dernière vient la contredire, tant du moins qu'aucun de nous n'aura démontré objectivement la vérité de sa certitude. Ne pas rester prisonnier alors de notre monde subjectif, mais au contraire être capable de mettre radicalement en doute ce que nous tenons pour vrai, nous exposer à la contradiction et tâcher de lui répondre, voilà le seul chemin qui puisse mener à la vérité. Celui qui se contente de sa propre opinion, sans chercher à en rendre raison et à la justifier devant autrui, celui-là demeure captif de ses certitudes subjectives et indigne de la raison en lui. Avoir la raison en partage, c'est justement ne pas croire qu'on a raison, par le seul fait qu'on croit ce que l'on pense : la sincérité est certes une vertu, mais elle n'est rien face à l'humilité, qui me pousse à envisager toujours la possibilité que je puisse avoir tort, et qui est ainsi la seule disposition d'esprit de l'homme raisonnable.