Sujet 0, épreuve commune, les représentations du monde, 2019

Énoncé

Un animal dans la Lune
«  […]
J'aperçois le Soleil : quelle en est la figure ?
Ici-bas ce grand corps n'a que trois pieds de tour :
Mais si je le voyais là-haut dans son séjour,
Que serait-ce à mes yeux que l'œil de la Nature ?
Sa distance me fait juger de sa grandeur ;
Sur l'angle et les côtés ma main la détermine ;
L'ignorant le croit plat, j'épaissis sa rondeur ;
Je le rends immobile, et la terre chemine.
Bref, je démens mes yeux en toute sa machine.
Ce sens ne me nuit point par son illusion.
Mon âme en toute occasion
Développe le vrai caché sous l'apparence.
Je ne suis point d'intelligence
Avecque mes regards peut-être un peu trop prompts,
Ni mon oreille lente à m'apporter les sons.
Quand l'eau courbe un bâton, ma raison le redresse,
La raison décide en maîtresse.
Mes yeux, moyennant ce secours,
Ne me trompent jamais, en me mentant toujours.
Si je crois leur rapport, erreur assez commune,
Une tête de femme est au corps de la Lune.
Y peut-elle être ? Non. D'où vient donc cet objet ?
Quelques lieux inégaux font de loin cet effet.
La Lune nulle part n'a sa surface unie :
Montueuse en des lieux, en d'autres aplanie,
L'ombre avec la lumière y peut tracer souvent
Un Homme, un Bœuf, un Éléphant.
[…]  »
Jean de La Fontaine, Fables, livre VII, 1678

Question d'interprétation philosophique
Cette fable ne fait-elle que célébrer une représentation rationnelle de l'univers ?
Question de réflexion littéraire
L'imagination et la raison s'opposent-elles, dans la construction de la connaissance ?
Ce devoir devant être réalisé en deux heures, ce qui est une durée brève, il convient de consacrer une heure par question, et d'essayer de mettre en place une réponse claire et précise aux questions posées qui va directement à l'essentiel, afin de montrer deux choses au correcteur :
  • que vous comprenez précisément le sens de la question (et donc que vous avez compris le texte sur lequel porte la première question) ;
  • que vous avez des connaissances théoriques tirées de votre cours et qui viennent appuyer vos réponses aux questions (et en particulier à la question 2, qui suppose une maîtrise de la notion de cours sur laquelle porte le sujet).

Corrigé

Question d'interprétation littéraire
Cette fable de Jean de La Fontaine intitulée Un animal dans la lune ne fait évidemment pas que célébrer une représentation rationnelle de l'univers : en effet, bien qu'en apparence cette fable mette en lumière la puissance de la raison humaine qui éclaire et comprend l'univers, La Fontaine insiste aussi sur la dimension sensible de l'expérience que nous faisons de l'univers, dans laquelle l'imagination joue aussi un grand rôle.
À première vue, La Fontaine insiste sur la rationalité par laquelle l'être humain parvient à corriger les erreurs issues des sensations. Ainsi, le Soleil apparaît petit dans le ciel, il « n'a que trois pieds de tour » à première vue. Mais l'être humain sait très bien, par la pensée, qu'il est beaucoup plus grand qu'il n'y paraît, la géométrie pouvant servir à mesurer sa taille réelle (« Sa distance me fait juger de sa grandeur ; / Sur l'angle et les côtés ma main la détermine »). De la même façon, le Soleil, tel que Copernic et Galilée l'ont conçu, n'est pas un astre mobile mais bien immobile, car d'après l'héliocentrisme moderne, c'est la Terre et non le Soleil qui est en mouvement (« Je le rends immobile, et la terre chemine. Bref, je démens mes yeux en toute sa machine »). La Fontaine met ainsi en avant la toute-puissance de la raison, qui dévoile sous les apparences sensibles les vérités logiques (« Mon âme en toute occasion / Développe le vrai caché sous l'apparence »). La raison peut par exemple corriger des illusions d'optique, telle que celle d'un bâton trempé dans l'eau qui paraît courbé alors qu'il est droit (cet exemple vient de Descartes qui écrivait dans ses « Réponses aux Sixièmes Objections, AT IX » adressées aux Méditations métaphysiques  : « Quand donc on dit qu'un bâton paraît rompu dans l'eau, à cause de la réfraction, c'est de même que si l'on disait qu'il nous paraît d'une telle façon qu'un enfant jugerait de là qu'il est rompu »). De la même façon, elle peut permettre de corriger les illusions d'optique que nous procure la lune sur la face de laquelle on peut avoir l'impression de voir des figures et où « L'ombre avec la lumière y peut tracer souvent / Un Homme, un Bœuf, un Éléphant. ». On peut donc lire ce poème comme un texte dans lequel la raison est la maîtresse du monde (« La raison décide en maîtresse. »).
Néanmoins, La Fontaine semble trouver un charme certain à cette autre vision de l'univers, fondée sur les sens et sur les illusions issues de l'imagination. Celle-ci n'est donc pas en ce sens seulement une faculté source d'erreur perceptive, mais une faculté qui permet d'élargir notre champ perceptif, en y surimposant une dimension subjective. En effet, La Fontaine fait reposer en grande partie son poème sur des images issues du sens de la vue. Par exemple, le poète compare le soleil à « l'œil de la nature », ou évoque une « tête de femme » que l'on peut voir dans le corps de la lune, au moyen d'une perception élargie par l'imagination. La Fontaine ne proclame donc pas ici le triomphe total de la raison humaine, mais rappelle que celui-ci demeure un être soumis aux cinq sens et doué d'imagination : « Je ne suis point d'intelligence Avecque mes regards peut-être un peu trop prompts, / Ni mon oreille lente à m'apporter les sons. » Ainsi, La Fontaine célèbre une vision de l'univers dont la sensibilité n'est pas exclue, non plus que l'imagination, qui loin de n'être qu'une faculté illusoire, permet au poète de nous montrer le monde autrement que par les seuls sens, ou par la seule raison.
Question de réflexion philosophique
On a coutume de distinguer l'imagination de la raison, comme deux facultés de l'esprit de nature différentes. La raison est la faculté de pensée et de réfléchir commune à tous les Hommes et qui fait que l'on peut se comprendre. La raison (appelée logos en grec, qui a donné « logique » et le suffixe « -logie » très répandu en français, et ratio en latin, qui a donné rationnel et rationalité) est donc la faculté essentielle de l'être humain. Aristote le définissait en effet comme animal raisonnable ou « animal doué de raison » (zoon logon echon en grec). L'imagination est quant à elle la faculté de produire des images, c'est-à-dire des représentations mentales, qui ont leur source dans la perception, mais qui dépasse la simple représentation des choses perçues (une licorne, qui n'est pas un objet de perception, est néanmoins objet de l'imagination). Cette faculté est donc en quelque sorte un intermédiaire entre la simple faculté de percevoir et celle de raisonner. Dès lors, si la raison et l'imagination semblent de prime abord s'opposer, la construction de la connaissance humaine, c'est-à-dire de l'acte par lequel l'être humain comprend la réalité ne les met-elle pas en rapport l'une avec l'autre, au point de les faire collaborer ?
Voyons tout d'abord que la raison et l'imagination sont des facultés distinctes qui s'opposent dans la construction de la connaissance humaine. En effet, la raison est la faculté essentielle dans le développement de la connaissance, et son exercice consiste à faire abstraction des autres facultés, en particulier de la sensibilité et de l'imagination. Il est clair que le développement de la science, par exemple, suppose une rupture avec les perceptions sensibles. L'héliocentrisme moderne a par exemple nécessité une prise de distance par rapport à l'expérience sensible et aux images que l'on pouvait se faire de l'univers. Ainsi, Copernic et Galilée ont utilisé la raison contre les sens et l'imagination. De nombreux philosophes, depuis Platon, ont repris à leur compte cette critique de l'imagination et l'ont dépréciée au profit de la raison. Pascal décrivait ainsi l'imagination dans ses Pensées : « C'est cette partie dominante dans l'homme, cette maîtresse d'erreur et de fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l'était infaillible du mensonge. Mais, étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant du même caractère le vrai et le faux. Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages; et c'est parmi eux que l'imagination a le grand don de persuader les hommes. » Selon Pascal dans L'Esprit de la géométrie, c'est la mathématique, et plus exactement la géométrie, qui fournit à la connaissance le moyen de découvrir la vérité et de la démontrer : il ne faut employer aucun terme sans en avoir d'abord expliqué le sens, et n'affirmer que ce que l'on peut démontrer par des vérités déjà connues. L'imagination n'a donc qu'un rôle subalterne. Néanmoins, peut-on vraiment s'exercer à la géométrie sans imaginer les figures dans son esprit ni pratiquer la physique sans faire de schémas ou de dessins ?
Nous pouvons donc maintenant montrer que l'imagination joue un rôle dans la construction de la connaissance, et qu'elle peut ainsi servir d'appui à la raison. Tout d'abord, il est clair que l'imagination peut nous permettre de mieux saisir ce que nous concevons par la raison. Par exemple, dans le domaine de la géométrie que nous évoquions précédemment, il est clair que la représentation par l'imagination de certaines figures nous aide à mieux concevoir leurs propriétés. De la même manière, l'imagination peut nous permettre de nous représenter ce que nous ne pourrons jamais voir, mais que nous pouvons cependant concevoir (comme le fait que les planètes du système solaire tournent autour de la Terre). Par ailleurs, la découverte de nouvelles connaissances suppose la faculté de saisir le nouveau, c'est-à-dire ce qui n'est pas encore et qui n'existe pas encore en tant qu'idée. Or, il semble que la faculté d'imagination possède cette puissance de parvenir à produire de la nouveauté, de faire exister mentalement ce qui n'est pas encore. Prenons un exemple : l'atome est un concept qui a été inventé dans l'Antiquité (sans doute par le philosophe Démocrite) et qui est toujours utilisé par la science physique actuelle. Or, il a sans doute fallu que ce concept soit imaginé pour qu'il puisse exister, puisqu'on ne pouvait pas le voir (un atome est invisible à l'œil) ni le penser (puisqu'il n'existait pas encore en tant qu'idée). C'est donc sans doute l'imagination qui a permis à cette idée d'apparaître dans le domaine de la connaissance, rendant par là un grand service à la raison qui a pu ensuite s'emparer de ce concept afin de l'approfondir (ce qui fut fait en particulier aux xix e et xx e  siècles). De nombreux scientifiques ont d'ailleurs rendu hommage à la puissance de l'imagination. Ce fut par exemple le cas du biologiste français Lamarck qui définissait ainsi l'imagination dans le Nouveau Dictionnaire d'Histoire naturelle (1817) : « Mot par lequel on désigne une des plus belles facultés que l'homme puisse acquérir ; celle d'inventer, d'imaginer, c'est-à-dire, de former arbitrairement, avec des idées acquises, des idées nouvelles d'un autre ordre que celles qui proviennent de ses jugements et de ses raisonnements ordinaires. »
Ainsi, si la raison et l'imagination s'excluent mutuellement en raison de leur nature distincte, on peut néanmoins concevoir une collaboration de ces deux facultés étroitement liées dans l'esprit humain qui rend possibles la construction et l'évolution de connaissances humaines.