Sujet 0, épreuve commune, l'art de la parole, 2019

Énoncé

Platon, Gorgias
Socrate, mis en scène par Platon, s'entretient avec le sophiste Gorgias sur son métier, qui consiste à enseigner la rhétorique. Il répond ici au jeune Polos, qui assiste à la discussion, et veut connaître la définition que donne Socrate de la rhétorique.
« Ainsi donc, je le répète, la flatterie culinaire s'est recelée sous la médecine, et de même, sous la gymnastique, la toilette, chose malfaisante, décevante, basse, indigne d'un homme libre, qui emploie pour séduire les formes, les couleurs, le poli, les vêtements et qui fait qu'en recherchant une beauté étrangère, on néglige la beauté naturelle que donne la gymnastique. Pour être bref, je te dirai dans le langage des géomètres (peut être alors me comprendras tu mieux) que ce que la toilette est à la gymnastique, la cuisine l'est à la médecine, ou plutôt que ce que la toilette est à la gymnastique, la sophistique l'est à la législation, et que ce que la cuisine est à la médecine, la rhétorique l'est à la justice. Telles sont, je le répète, les différences naturelles de ces choses ; mais comme elles sont voisines, sophistes et orateurs se confondent pêle-mêle sur le même terrain, autour des mêmes sujets, et ne savent pas eux mêmes quel est au vrai leur emploi, et les autres hommes ne le savent pas davantage. De fait, si l'âme ne commandait pas au corps et qu'il se gouvernât lui-même, et si l'âme n'examinait pas elle même et ne distinguait pas la cuisine et la médecine, et que le corps seul en jugeât en les appréciant sur les plaisirs qui lui en reviendraient, […] toutes les choses seraient confondues pêle-mêle, et l'on ne distinguerait pas celles qui regardent la médecine, la santé et la cuisine. Tu as donc entendu ce que je crois qu'est la rhétorique ; elle correspond pour l'âme à ce qu'est la cuisine pour le corps.   »
Platon, Gorgias, 465 b–e

Question d'interprétation philosophique
Comment se construit ici la différence entre ce qui est nommé « flatterie » et ce qui constitue un art véritable et, en particulier, que signifie la phrase : « elle [la rhétorique] correspond pour l'âme à ce qu'est la cuisine pour le corps » ?
Question de réflexion littéraire
Selon vous, l'art de la parole est-il forcément au service de la flatterie et du mensonge ?
Ce devoir devant être réalisé en deux heures, ce qui est une durée brève, il convient de consacrer une heure par question, et d'essayer de mettre en place une réponse claire et précise aux questions posées qui va directement à l'essentiel, afin de montrer deux choses au correcteur :
  • que vous comprenez précisément le sens de la question (et donc que vous avez compris le texte sur lequel porte la première question) ;
  • que vous avez des connaissances théoriques tirées de votre cours et qui viennent appuyer vos réponses aux questions (et en particulier à la question 2, qui suppose une maîtrise de la notion de cours sur laquelle porte le sujet).

Corrigé

Question d'interprétation philosophique
La différence entre ce qui est nommé « flatterie » et ce qui constitue un art véritable est que la flatterie appartient au domaine de l'illusion, du faux, tandis qu'un art véritable appartient au domaine de la réalité et de la vérité. Cet extrait du Gorgias montre en effet que la rhétorique est un art illusoire, qui n'a pas pour but de montrer la réalité telle qu'elle est et qui ne contient donc pas de vérité.
En effet, pour Platon, la rhétorique relève de l'illusion, tout comme la sophistique. Elle est un pseudo-art, un art qui prétend reposer sur un savoir-faire, mais qui repose en fait sur le mensonge et l'ignorance. Platon explique le caractère non fondé de la rhétorique, cas particulier de la flatterie parmi d'autres arts (comme la toilette, c'est-à-dire l'esthétique du corps, ou la cuisine, par exemple), à travers une suite d'analogies qu'il nous faut ici étudier. Qu'est-ce qu'une analogie ? C'est une mise en relation de deux rapports, comme on en trouve dans le domaine mathématique, dont la formule générale est la suivante : a est à b ce que c est à d, et qui peut donc s'écrire : a/b = c/d (par exemple, en mathématiques : 1/2 = 2/4) Voici les analogies que Platon propose dans ce texte : toilette/gymnastique = cuisine/médecine, puis : toilette/gymnastique = sophistique/législation, puis cuisine/médecine = rhétorique/justice. Ce qui revient à une quadruple analogie qui est la suivante : toilette/gymnastique = cuisine/médecine = sophistique/législation = rhétorique/justice.
Pour la comprendre, il faut tout d'abord comprendre que Platon compare ici le domaine du corps et celui de l'âme. Dans la mesure où la rhétorique s'adresse à l'âme, Platon choisit d'expliquer ses effets en comparant les effets que d'autres arts engendrent sur le corps et non sur l'âme. C'est en effet ainsi que commence le texte, qui nous parle de la cuisine. Cet art culinaire consiste à flatter le goût, c'est-à-dire à plaire. Le cuisinier cherche en effet à plaire à celui à qui il fait la cuisine, mais qui nous dit que le cuisinier veut le bien du corps ? Il est en effet possible que la cuisine, bien que plaisante, soit néfaste au corps. C'est en particulier le cas lorsque l'esthétique, l'art qui cherche à rendre belles les choses, accompagne la cuisine. Un produit beau d'un point de vue esthétique plaira à la vue, et peut-être au goût, tel un bonbon coloré, mais sera sans doute néfaste pour le corps. C'est pourquoi Platon déprécie l'esthétique en la qualifiant de chose malhonnête et trompeuse. Or, c'est la gymnastique qui est l'art véritable qui vise le bien du corps et cherche à le maintenir en bonne santé, mais aussi l'art qui rend le corps plus beau.
C'est alors que Platon introduit une dimension politique à son propos, en mettant en rapport la sophistique à la législation et la rhétorique à la justice. En effet, la rhétorique tout comme la sophistique sont des arts qui produisent des discours trompeurs dans le champ politique, tandis que l'art de faire des lois (législation) et l'art de les faire appliquer (la justice) ont pour but la réalisation du bien commun par des discours vrais. Platon distingue cependant ici rhétorique et sophistique, qui sont deux arts voisins, et néanmoins distincts, comme la cuisine est distincte de la gymnastique. En effet, même si la rhétorique et la sophistique sont assez proches, on peut les distinguer en considérant que la rhétorique est l'art de persuader par le discours, tandis que la sophistique désigne une activité professionnelle qui consiste à faire usage de la rhétorique en vue d'une forme de pouvoir sur les hommes. Ainsi, on comprend que, pour Platon, la rhétorique est un art trompeur qui introduit dans l'âme un contenu qui n'a pas de vérité et qui ne cherche pas à en avoir, et qu'elle est en ce sens bien comparable à cet autre art trompeur qu'est la cuisine, qui plaît au corps sans lui être bénéfique.
Question de réflexion littéraire
Si l'on en croit Platon dans cet extrait du Gorgias, l'art de la parole qu'est la rhétorique est par essence voué à la flatterie, c'est-à-dire à l'acte qui cherche à plaire, et au mensonge, c'est-à-dire à l'acte consistant à dissimuler la vérité, à faire prendre le faux pour le vrai tout en sachant qu'il ne l'est pas. Néanmoins, n'est-ce pas là une vision réductrice de la rhétorique ? La rhétorique n'est-elle pas également un art qui permet de dévoiler la vérité, d'une manière qui n'est pas nécessairement trompeuse ? Nous verrons tout d'abord que la rhétorique peut bien être caractérisée comme un art illusoire, puis nous nous demanderons s'il n'y a pas un certain usage de la rhétorique qui la met au service de la vérité.
La rhétorique peut bien être qualifiée d'art illusoire dans la mesure où c'est un art qui vise non seulement à convaincre, mais aussi à persuader en faisant appel aux sentiments de l'interlocuteur plus qu'à sa raison. En ce sens, la rhétorique est par essence trompeuse puisqu'elle ne conduit pas nécessairement à la vérité que recherche la raison. En effet, plus encore que la thèse qu'il expose, c'est la manière dont le rhéteur la présente, en s'adaptant à son auditoire, qui est chargée de persuader. En effet, le propre de la rhétorique est de parvenir à maquiller en quelque sorte le propos tenu en utilisant un ensemble de techniques oratoires, telles des formules percutantes, des images déformantes, ou encore des digressions qui détournent l'attention de l'auditeur. Ce faisant, celui qui fait usage de la rhétorique (les sophistes dans l'Antiquité par exemple, comme Protagoras ou Hippias lorsqu'ils mettaient leur art à profit dans les tribunaux pour défendre des accusés) peut user de la forme afin de mieux nous détourner du fond, soit en nous le faisant oublier par la beauté éloquente du discours, soit en en orientant la réception. Ainsi, le contenu du discours pourra paraître pertinent et véridique alors que seule la forme de celui-ci est plaisante et que le fond peut se révéler faux ou malsain (on pense par exemple au discours d'un tribun politique incitant ses concitoyens à la guerre). Il pourra également paraître faux et sans intérêt si la forme parvient à le déprécier (comme cela peut être le cas lors d'une plaidoirie qui cherche à amoindrir des chefs d'accusation en les raillant).
Le sophiste grec Gorgias a particulièrement exposé cette puissance de la rhétorique capable de tromper les hommes en les touchant sur le plan affectif et émotionnel : « Le discours est un tyran très puissant ; cet élément matériel d'une extrême petitesse et totalement invisible porte à leur plénitude les œuvres divines : car la parole peut faire cesser la peur, dissiper le chagrin, exciter la joie, accroître la pitié. » (Gorgias, Éloge d'Hélène). Néanmoins, il semble bien que la rhétorique ne puisse être réduite uniquement à un art de l'illusion et qu'elle puisse être au service de la vérité.
Ainsi, la rhétorique peut permettre de donner une forme claire à un discours vrai. En effet, la rhétorique peut être mise au service du contenu auquel elle donne une forme adéquate. L'ensemble d'une argumentation est ainsi structuré de manière cohérente au moyen de la rhétorique : l'interlocuteur doit pouvoir saisir les articulations logiques, comprendre le déroulement du raisonnement. Par l'emploi de connecteurs et d'habiles transitions, le rhéteur fait ainsi progresser son argumentation vers une conclusion qui réaffirme la thèse avec force et emporte définitivement l'adhésion de l'adversaire.
Toute argumentation s'appuie en effet sur une stratégie rhétorique, c'est-à-dire une démarche spécifiquement choisie en fonction de la thèse à soutenir et de l'interlocuteur à convaincre. L'une des stratégies consiste simplement à soutenir une thèse, en déployant des arguments qui en montrent le bien-fondé. Cette stratégie peut être complétée par la réfutation de la thèse adverse : dans ce cas, le locuteur s'attache à dévaloriser, à décrédibiliser les arguments qui s'opposent à son point de vue. Il emploie des contre-arguments et des contre-exemples, souligne les faiblesses du raisonnement de l'adversaire. Il peut aussi ironiquement faire mine d'adhérer totalement à la thèse adverse, qu'il développe dans ses moindres aspects pour mieux en montrer les incohérences : l'interlocuteur est alors invité à s'apercevoir de lui-même que ce point de vue ne peut être soutenu. Une autre stratégie peut consister à faire des concessions à la thèse adverse. Dans tous ces cas, la rhétorique se met au service de la vérité du discours.
Ainsi, si la rhétorique peut s'avérer être un instrument de tromperie, elle peut aussi être un puissant moyen au service de la vérité, qui peut toujours paradoxalement se retourner contre elle quand elle est pervertie.