Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde : crise personnelle, crise familiale

Juste la fin du monde est l'une des dernières pièces de théâtre de Jean-Luc Lagarce, écrite peu de temps après qu'il a appris sa séropositivité. Les notes de création conservées dans son Journal révèlent que cette pièce s'intitulait à l'origine Quelques éclaircies. Si la trame reste la même (un homme décide de rendre visite à sa famille pour lui annoncer sa mort prochaine), l'évolution du titre manifeste le changement de tonalité de l'œuvre : l'optimisme esquissé par les éclaircies laisse place à un sentiment de fin du monde, perçu tantôt comme tragique, tantôt comme dérisoire.
I. Du drame familial à la comédie de la famille
Une reconnaissance manquée
Le retour du héros dans la maison familiale après plusieurs années d'absence s'accompagne d'un désir : celui d'être reconnu par les siens. Il peut être compris comme une volonté de donner à ses proches une seconde chance de le connaître (re-connaître prend alors le sens de connaître une seconde fois) et de leur permettre de découvrir ses qualités (reconnaître prend alors le sens d'obtenir la considération des autres). Sur le plan dramaturgique, la « reconnaissance » est aussi un procédé théâtral, employé habituellement à la fin d'une pièce pour en permettre le dénouement.
Or, dans cette pièce, tout se joue dès le début : Louis doit se faire reconnaître par ses proches et il a un secret à leur avouer. Mais il ne parvient à faire ni l'un ni l'autre. C'est son frère, Antoine, qui entérine cette reconnaissance manquée : « tu ne sais pas qui je suis, / tu ne l'as jamais su, / ce n'est pas ta faute et ce n'est pas de la mienne / non plus, moi non plus, je ne te connais pas […] / on ne se connaît pas » (partie 1, sc. 11). Si toute reconnaissance est impossible, c'est que les personnages avouent ne s'être jamais connus. Ils se révèlent prisonniers des rôles qu'ils se sont attribués les uns aux autres.
Une vaine tentative de dé-jouer
Le retour de Louis peut de ce fait apparaître comme une tentative de dé-jouer : déjouer l'intrigue qu'il prévoit, dé-jouer la distribution des rôles. Lorsqu'il a entrepris son voyage, il savait déjà quelle tournure allaient prendre les événements : « c'est exactement ainsi, / lorsque j'y réfléchis, / que j'avais imaginé les choses, / vers la fin de la journée, / sans avoir rien dit de ce qui me tenait à cœur / – c'est juste une idée mais elle n'est pas jouable » (partie 2, sc. 1). Prévoyant tout ce qui va advenir, Louis voudrait en contrarier le cours et imposer une nouvelle trame à l'histoire familiale. Mais il réalise vite que ce projet n'est pas « jouable » : il est condamné, comme les autres, à endosser son costume habituel.
Car chacun joue en effet sa comédie familière et familiale. Louis est le frère aîné « désirable et lointain, distant » (intermède, sc. 5), Antoine, le frère au « mauvais caractère, borné » (partie 1, sc. 4), Suzanne, la petite sœur qui parle trop, la mère, celle qui ressasse et Catherine, la belle-sœur « simple, claire, précise » (partie 1, sc. 7). Chaque personnage énonce un jugement sur les autres dont aucun ne peut se libérer, comme le déclare Antoine à Louis : « car tu le voudrais, tu ne saurais plus t'en défaire, tu es pris à ce rôle » (partie 2, sc. 3). À tel point que Suzanne, la petite sœur, indique à Louis le moment de la conversation où il faudrait qu'il lui dise « Ta gueule, Suzanne » et que celui-ci, pour respecter le jeu de rôles, s'exécute (partie 1, sc. 7).
II. Une pièce sans action
Une structure statique
L'une des particularités de cette pièce est l'absence d'action qu'elle présente : il ne se passe rien, les seuls actes observables sont des actes de langage. La structure de la pièce repose sur des scènes comme juxtaposées, une suite de paroles isolées : soit le dialogue ne prend pas entre les personnages dans les scènes de groupe, soit la parole est confisquée par un seul personnage durant une scène entière, donnant lieu à une succession de monologues.
La parole solitaire de Louis vient régulièrement ponctuer la pièce : au début (prologue), à la fin (épilogue) et au début de la seconde partie (sc. 1). Au centre de la pièce survient l'intermède, comme dans un hors-temps, un hors-lieu, à mi-chemin entre le rêve et le fantasme, contribuant à fragmenter un peu plus la temporalité, à disloquer le réel. Pas de péripéties, pas de coups de théâtre, il n'est question que de langage : de la volonté de dire, de l'incapacité de dire.
Paroles en l'air
Tout comme aucune action ne s'engage, aucune parole ne se réalise : le langage ne fait que sanctionner l'impossibilité de l'action. Les personnages ne font que dire ce qu'ils feraient si, énoncer ce qu'ils diraient si : « Je souhaite quant à moi, / ce que je souhaitais, / je serais heureux de pouvoir… » (partie 1, sc. 6). Les nombreuses épanorthoses, le plus souvent exprimées par des changements de temps et de modes des verbes, indiquent le caractère velléitaire des paroles prononcées.
De la velléité au mensonge, il n'y a d'ailleurs qu'un pas et les personnages se complaisent en fausses promesses. La mère demande ainsi à Louis de mentir : « même si ce n'est pas vrai, un mensonge qu'est-ce que ça fait ? Juste une promesse qu'on fait en sachant par avance qu'on ne la tiendra pas » (partie 1, sc. 8).
III. Dire la lente paralysie de la vie
Dialogues de sourds-muets
Juste la fin du monde met en scène l'échec du dialogue : chacun se heurte à la difficulté de dire à l'autre ce qu'il voudrait exprimer. Louis le premier, dans la scène 5 de la première partie, avoue qu'il « ne trouve pas les mots » avant de conclure que sa famille l'aime comme un mort, « sans pouvoir ni savoir jamais rien [lui] dire ». Il est pris entre prières de parler et prières de se taire. Suzanne et la mère veulent qu'il se dévoile, qu'il raconte. À l'inverse, Catherine et Antoine lui intiment l'ordre de ne rien dire.
À la difficulté pour Louis de parler répond le refus d'Antoine d'écouter : « tu voudras me parler / et il faudra que j'écoute / et je n'ai pas envie d'écouter » (partie 1, sc. 11). Dès lors que l'un des personnages prend la parole, ou il s'excuse de le faire ou il s'emploie à fournir une interprétation des mots qu'il prononce, comme la mère qui ne cesse de commenter son propre discours : « ce que j'essaie de dire » (partie 1, sc. 4). Miné de toutes parts, le dialogue ne peut s'établir.
Observer l'inéluctable
Si les personnages ne parviennent pas à communiquer, c'est aussi que toutes leurs amorces de conversations sont arrimées au passé. Un passé que chacun recrée à sa façon, sur lequel chacun a son mot (définitif) à dire, comme l'explique la mère dans la scène 8 de la première partie. Pour chacun des personnages, il ne s'agit que d'exposer son point de vue, sa vérité, comme le permet au théâtre la focalisation zéro.
Pourtant cette pièce, et cela fait sa singularité, semble adopter une focalisation interne en privilégiant le point de vue de Louis qui, dépassant les limites du personnage de théâtre, se place en narrateur et en témoin d'une histoire qu'il raconte autant qu'il la (re)joue, brouillant les frontières entre les genres littéraires.
IV. Corpus : crise personnelle, crise familiale
Tragédie et famille
Dans la tragédie, le héros ou l'héroïne tente vainement d'échapper à une malédiction familiale. Ainsi, l'histoire des grandes familles tragiques de la mythologie gréco-romaine que sont les Atrides (Agamemnon, Ménélas, Clytemnestre, Iphigénie, Oreste et Électre) et les Labdacides (Œdipe, Jocaste, Étéocle et Polynice, Antigone, Ismène) ont inspiré les trois grands auteurs tragiques grecs, Eschyle, Sophocle et Euripide. Eschyle s'intéresse aux Labdacides dans Les Sept contre Thèbes et aux Atrides dans l'Orestie. Sophocle consacre trois pièces aux Labdacides, Antigone, Œdipe roi, Œdipe à Colone et une aux Atrides, Électre. Euripide quant à lui s'intéresse aux Atrides avec Électre, Oreste, Iphigénie en Tauride et Iphigénie à Aulis. La tragédie explique le destin funeste du héros ou de l'héroïne tragique par leur ascendance : ils sont condamnés à expier malgré eux des crimes commis par leurs ancêtres, comme Phèdre encore, protagoniste des pièces de Sénèque et de Racine.
Luttes fratricides
Sujet à la fois mythologique (Romulus et Rémus) et biblique (Caïn et Abel), la lutte entre deux frères a souvent été représentée sur scène. Le combat entre Étéocle et Polynice, les fils d'Œdipe, a par exemple inspiré Eschyle (Les Sept contre Thèbes d'Eschyle) et Racine (La Thébaïde). C'est encore ce thème qui intéresse Racine dans sa tragédie Britannicus qui met en scène l'assassinat de Britannicus par son frère Néron.
Comédie et famille
La comédie est elle aussi fondée sur des histoires de famille mais, par définition, plus légère. Le mariage en est la grande affaire et il s'agit pour le héros ou l'héroïne d'échapper à un mariage d'affaires conclu par son père ou sa mère afin d'épouser l'élu(e) de son cœur et fonder sa propre famille. La comédie se plaît alors à croquer les membres de la famille en « types » (souvent hérités de la commedia dell'arte) : la grand-mère parangon de morale chrétienne, le père avare ou hypocondriaque, la belle-mère vénale, la jeune fille innocente, le fils naïf, etc. On retrouve ces personnages dans différentes pièces de Molière comme L'École des femmes, Tartuffe, Le Médecin malgré lui, Le Malade imaginaire, etc. Dans la comédie comme dans la tragédie, le héros ou l'héroïne tentent d'échapper à l'emprise familiale.
Trois sœurs, cinq sœurs
Dans le théâtre du xxe siècle, le personnage de la sœur représente souvent le type de la femme qui n'a pas réussi à vivre sa vie, déchirée entre aspirations personnelles et fidélité à l'ordre familial (dont elle finit par rester prisonnière). Plusieurs auteurs se sont plu à mettre en scène des fratries uniquement composées de sœurs qui attendent indéfiniment dans leur maison que quelque chose arrive, comme Tchekhov avec Les Trois Sœurs, García Lorca avec La Maison de Bernarda Alba et Lagarce avec J'étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne.
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