Ponge, La Rage de l'expression : dans l'atelier du poète

C'est avec la publication en 1942 de son recueil de poèmes en prose intitulé Le Parti pris des choses que Francis Ponge se fait connaître du grand public, qu'il déroute par sa démarche inattendue. En effet, dans cette œuvre, Ponge fait le choix de placer « les choses » au centre, sans s'interdire nul « objet » de réflexion, aussi peu « poétique » soit-il de prime abord (de l' « huître » au « morceau de viande » en passant par le « galet », par exemple) : il considère que la poésie doit s'assujettir à l'objet. Avec La Rage de l'expression, publié en 1952 mais qui rassemble des textes écrits entre 1938 et 1944, il poursuit dans cette direction, qu'il approfondit, laissant le lecteur le suivre pas à pas dans ses recherches.
I. Dans le laboratoire d'un chercheur
Un recueil de carnets de notes
Dans La Rage de l'expression, Francis Ponge livre au lecteur ses expérimentations poétiques telles qu'il les a menées, expérience après expérience. De fait, ce recueil se présente comme un ensemble de carnets de notes qui forment autant de petits dossiers dévolus à un objet choisi : certains titres l'annoncent nommément, comme « Notes prises pour un oiseau », « Le Carnet du Bois de pins » et « La Mounine ou Note après coup sur un ciel de Provence » ; d'autres titres se centrent sur l'objet que Ponge tente d'appréhender comme « La Guêpe », « L'Œillet » ou « Le Mimosa ». Le texte bref par lequel s'ouvre ce recueil, « Berges de la Loire », se trouve, lui, à part, et prend valeur de manifeste poétique, voire de serment poétique personnel. Ponge y réaffirme sa démarche et jure de s'y tenir : « Que rien désormais ne me fasse revenir de ma détermination : ne sacrifier jamais l'objet de mon étude à la mise en valeur de quelque trouvaille verbale que j'aurai faite à son propos, ni à l'arrangement en poème de plusieurs de ces trouvailles. »
À la recherche de la bonne formule
Or son travail de recherche, Ponge ne le perçoit pas tant comme poétique au sens où on l'entend habituellement mais bien comme scientifique, comme il l'écrit dans une lettre à son ami, l'écrivain Gabriel Audisio, en date du 16 mars 1941, figurant dans « Le Carnet du Bois de pins » : « Pour moi, je suis de plus en plus convaincu que mon affaire est plus scientifique que poétique. Il s'agit d'aboutir à des formules claires, du genre : Une maille rongée emporta tout l'ouvrage. Patience et longueur de temps, etc. » C'est ce travail de formulation, de reformulation que donne à voir La Rage de l'expression et qui s'affirme poème après poème. Ainsi dans « Le Mimosa » par exemple, le lecteur peut suivre les différentes étapes qui font passer des premières descriptions du mimosa aux différentes poésies du mimosa : « Le Brin de mimosa (poésie) », « Les Vanités complémentaires (poésie) », ses trois variantes intitulées « Variante », « Autre » et « Autre », et ce, jusqu'aux trois dernières brèves poésies : « Le Mimosa (variantes incorporées) », « Le Mimosa » et « LE MIMOSA ». Le procédé est même poussé à son comble dans « Le Carnet du Bois de pins », où Ponge numérote les « éléments indéformables » pour en proposer ensuite toutes les combinaisons chiffrées possibles.
II. Une modélisation de l'objet
L'objet sous toutes ses facettes
Ce faisant, en multipliant les formulations visant à décrire l'objet choisi, Ponge permet au lecteur de le saisir sous toutes ses facettes : depuis l'origine étymologique de son nom jusqu'aux plus étonnantes analogies. Dans cette perspective, la (re)présentation du mimosa commence par quelques traits d'humour le croquant comme un « personnage de la comédie italienne, avec un rien d'histrionisme, saugrenu, poudré comme Pierrot, dans son costume à pois jaunes ». Il s'agit là d'une allusion à l'étymologie du nom « mimosa », dérivé du latin mimus signifiant « mime », le mimosa devenant sous la plume de Ponge un personnage de la commedia dell'arte (on notera que souvent, dans les poèmes de Ponge, l'objet devient sujet, acquérant une subjectivité). Puis, peu à peu, deux analogies se dégagent, mêlant vue et toucher, qui viennent donner une idée de l'aspect éblouissant et aérien du mimosa : les grains du mimosa deviennent « poussins d'or » (et « petits soleils ») et ses feuilles, « plumes d'autruches ». Son « parfum prodigieux », lui, si difficile à mettre en mots, est associé à la gloire éphémère du mimosa, Ponge qualifiant celui-ci de « glorioleux, vite découragé ». Facette par facette, Ponge matérialise le mimosa, non tant à la façon d'un peintre que d'un modélisateur 5D pour en offrir à son lecteur une expérience « immersive » avant l'heure.
Le poème comme processus inachevé
Chaque poème ou carnet de notes offre ainsi au lecteur de nombreuses variations ou variantes sur l'objet pris comme étude et semble aboutir à une conclusion ou une version finale qui viennent clore le travail de recherches préalablement présenté. Pourtant, le fait même que Ponge ait choisi de publier les différentes étapes de ce processus de recherche laisse à penser que le poème est l'ensemble de ces pages publiées ou qu'il reste à venir, comme dans « L'Œillet » ou « La Mounine ou Note après coup sur un ciel de Provence » : « Un jour, dans quelques mois ou quelques années, cette vérité aux profondeurs de notre esprit étant devenue habituelle, évidente [...] écrirai-je d'un trait simple et aisé ce Poème après coup sur un ciel de Provence que promettait le titre de ce cahier, mais que [...] nous n'avons pu encore nous offrir. » Il s'agit donc ici de penser le poème comme processus, et processus inachevé, Ponge donnant au poème et à la poésie, une forme et une extension nouvelles.
III. Écrire « contre tout ce qui a été écrit »
« Assassinat d'un poème par son objet » : faire parler l'objet
Confronté à l'analyse de son poème « Le Carnet du Bois de pins » par son ami Gabriel Audisio, Francis Ponge se récrie : « Non ! G.A. n'a pas compris (évidemment) qu'il s'agit, au coin de ce bois, bien moins de la naissance d'un poème que d'une tentative (bien loin d'être réussie) d'assassinat d'un poème par son objet. » Ce que Ponge a souhaité consigner dans ses carnets, ce n'est pas tant la lente maturation d'un poème que l' « effort contre la ''poésie'' » auquel il s'escrime : « Je tiens en tout cas que chaque écrivain ''digne de ce nom'' doit écrire contre tout ce qui a été écrit jusqu'à lui (doit dans le sens de est forcé de, est obligé à) – contre toutes les règles existantes notamment », répond-il. En ce sens, les notes qui composent les poèmes de La Rage de l'expression retranscrivent le parcours d'un affranchissement littéraire et d'une redéfinition de la poésie, comme Ponge l'explique dans « L'Œillet » : « Quelles disciplines sont nécessaires au succès de cette entreprise ? Celles de l'esprit scientifique sans doute, mais surtout beaucoup d'art. Et c'est pourquoi je pense qu'un jour une telle recherche pourra aussi légitimement être appelée poésie. » C'est par cette démarche à la fois scientifique et artistique que la poésie advient sous la plume de Ponge et que le bois de pins peu à peu se transforme en « une brosserie aux longs manches de bois pourpre ciselés, aux poils verts, choisie par la noble et sauvage rousse qui sort de la baignoire lacustre ou marine fumante au bas-côté ».
La poésie comme « co-naissance »
Cette réflexion esthétique se double d'une réflexion éthique : « Si nous sommes entrés dans la familiarité de ces cabinets particuliers de la nature, s'ils en ont acquis la chance de naître à la parole, ce n'est pas seulement pour que nous rendions anthropomorphiquement compte de ce plaisir sensuel, c'est pour qu'il en résulte une co-naissance(1) plus sérieuse. » Cette co-naissance plus sérieuse est celle de l'objet et des relations entre l'objet et l'humain : « je fais de l'expressionnisme (?), c'est-à-dire que j'emploie après les avoir retrouvés les mots les plus justes pour décrire le sujet. Mais mon dessein est autre : c'est la connaissance du bois de pins, c'est-à-dire le dégagement de la qualité propre de ce bois, et sa leçon comme je disais ». Cette réflexion éthique, Ponge la qualifie également d'entreprise politique : « La naissance au monde humain des choses les plus simples, leur prise de possession par l'esprit de l'homme, l'acquisition des qualités correspondantes – un monde nouveau où les hommes, à la fois, et les choses connaîtront des rapports harmonieux : voilà mon but poétique et politique. »
(1)Ponge reprend ici et développe une idée émise par Paul Claudel dans son Art Poétique (1913).