Nathalie Sarraute, Enfance : récit et connaissance de soi

Nathalie Sarraute, auteure française d'origine russe, née en 1900 en Russie et décédée à Paris en 1999, est l'une des figures du Nouveau Roman, aux côtés d'Alain Robbe-Grillet, Michel Butor, Claude Simon, à partir de la publication de L'Ère du soupçon en 1956. Femme de lettres très appréciée et très connue (son œuvre circule dans le monde entier en vingt-deux langues et en plus d'un million d'exemplaires), Nathalie Sarraute écrit des essais (L'Ère du soupçon  ; Tropismes, 1939 et 1957), des romans (Portrait d'un inconnu, 1956 ; Martereau, 1953 ; Le Planétarium, 1959 ; Les Fruits d'or, 1963, obtention du prix international de Littérature ; Enfance, 1983…), des pièces de théâtre (Le Silence, 1967 ; Le Mensonge, 1967 ; Pour un oui ou pour un non, 1982…). Enfance appartient, de manière particulière, au genre autobiographique. Dans Le Pacte autobiographique (1975), Philippe Lejeune définit les critères spécifiques au genre, le plus caractéristique étant celui de l'identité entre l'auteur, le narrateur et le personnage principal. Le texte de Nathalie Sarraute n'échappe pas à cette règle première, mais s'en détache pour apporter d'autres originalités. Le titre du livre annonce d'emblée un projet d'écriture autobiographique différent : l'absence de déterminant le place dans une écriture entre l'histoire personnelle de l'auteur-narrateur-personnage Nathalie Sarraute, et une autre qui aurait peut-être une vocation plus générale. En outre, Nathalie Sarraute ne se limite pas à raconter sa biographie : elle ne souhaite pas retracer exclusivement ses souvenirs, mais saisir en elle ce qui lui échappe, approcher ce qui est resté enclos dans sa mémoire, ce qui « palpite faiblement… hors des mots…  ». Le texte épouse les impressions, les sensations parfois informes de la mémoire et le thème de l'enfance est le prétexte pour les fouiller et pour faire remonter les émotions ressenties. D'ailleurs, Nathalie Sarraute utilise le terme de « tropismes » dans son sens métaphorique pour souligner les objectifs de sa recherche, à savoir « les mouvements à l'état naissant, qui n'ont pas encore accédé à la conscience […]. Ils sont en constante transformation, en perpétuel devenir. » (Rachel Boué, Enfance. Nathalie Sarraute, Paris, Bertrand Lacoste, 2000).
I. Originalités et structure
Enfance et l'écriture autobiographique
• L'incipit d'Enfance s'ouvre, de façon originale, par une conversation entre deux voix narratives. Le jeu des questions et des réponses révèle le sujet de l'œuvre, « Évoquer tes souvenirs d'enfance », sur les difficultés de les écrire, de trouver les mots, « Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas », sans pour autant tomber dans le conformisme du genre autobiographique. Le sujet est précisé quelques lignes plus loin en mettant l'accent sur le flou des souvenirs et des sensations, sur leur importance comme point central de l'œuvre : « Tu n'as vraiment pas oublié comment c'était là-bas ? comme là-bas tout fluctue, se transforme, s'échappe… tu avances à tâtons, toujours cherchant, te tendant… vers quoi ? » Le lien identitaire entre Nathalie Sarraute, les deux voix narratrices et celle de l'héroïne Natacha (Natalia ou Natacha Ilinitchna Tcherniak est le nom russe de Nathalie Sarraute avant son mariage avec Raymond Sarraute) ne fait pas de doute.
Le « je » se dédouble donc en deux voix qui conversent. L'auteur souhaite ainsi donner une forme de vitalité dans la reconstruction de ses souvenirs et de leurs sensations. C'est également pour cette raison que le présent de l'énonciation est utilisé, car il mêle à lui tout seul le temps du souvenir et le temps de la narration. Enfance aborde une partie seulement de l'enfance de Nathalie Sarraute, ses onze premières années. L'auteur interroge ses souvenirs, l'émergence de ces derniers et la scène même des souvenirs, de son enfance partagée entre ses parents divorcés, entre la France, la Suisse et la Russie, entre Paris et Saint-Pétersbourg. L'émergence du souvenir est parfois teintée d'une violence émotionnelle comme le geste qui déchire le fauteuil.
Un montage de voix
• L'incipit renseigne le lecteur sur les trois voix en présence : deux voix discutent du projet autobiographique dont l'une est la voix narratrice qui décide d'évoquer ses souvenirs d'enfance et l'autre qui incarne l'interlocuteur critique. La troisième voix correspond à Natacha qui est l'enfant narrateur.
La voix critique exerce une grande vigilance à l'égard de la voix narratrice : elle l'interrompt pour l'aider dans sa résurgence progressive des souvenirs, elle l'invite à analyser les souvenirs retracés et les sensations ressenties, « Tu sentais vraiment cela à ce moment ? », elle porte sur elle un regard bienveillant afin de l'aider dans l'émergence des souvenirs, « Et c'est tout ? Tu n'as rien senti d'autre ? Mais regarde… maman et Kolia discutent, s'animent, ils font semblant de se battre, ils rient et tu t'approches, tu enserres de tes bras la jupe de ta mère et elle se dégage…  »
La voix narratrice écoute bien souvent la voix de l'enfant, elle l'analyse au point d'établir une véritable conversation avec l'enfant, par exemple à propos de ses lectures. Cette conversation se remarque grâce à l'enchaînement cohérent des paroles, à l'utilisation typographique des tirets. Elle peut tout au contraire prendre de la distance avec la voix de l'enfant pour commenter son passé comme le lien qui unit l'enfant à son père.
La voix de l'enfant est celle par qui les souvenirs remontent. Elle est celle qui observe les adultes, qui les écoute, qui donne à voir leurs faits et gestes tout en les commentant. La voix de l'enfant fait part aussi de ses lectures, comme David Copperfield, Sans Famille, La Case de l'oncle Tom, Rocambole tout en donnant son jugement critique, ses émotions. Cette réactivité témoigne de la précocité et de l'intelligence de cette jeune enfant qui est une lectrice avertie. Est-ce aussi une façon d'inscrire son destin d'écrivain ?
L'entrelacement de ces trois voix est nécessaire à l'émergence et à l'analyse émotionnelle, aux tropismes des souvenirs, il assure également l'originalité de ce récit autobiographique en dévoilant clairement ce qui appartient à la réalité et à la fiction.
Le récit de l'enfance
• Mais Enfance ne se réduit pas à un simple dialogue à trois voix. L'œuvre contient les caractéristiques du récit bien que ce dernier ait des contours quelque peu sinueux et ne vise en rien la linéarité des souvenirs racontés.
Le dialogue n'est pas coupé de son objectif premier, à savoir retrouver les souvenirs enfouis et en saisir les émotions et sensations. Le dialogue sert directement la structure narrative et est une marque de l'auteur. Nathalie Sarraute délaisse volontairement intrigue, personnages, narration linéaire et longue description au profit d'un dialogue qui fait surgir la conscience même de chaque personnage et qui n'empêche en rien de structurer le récit.
Malgré l'impression d'un enchaînement hasardeux entre chaque chapitre, un ordre sous-jacent existe. D'un point de vue temporel, le lecteur sait que les souvenirs racontés couvrent les années 1902 à 1914. Il apprend au début du livre que Natacha doit « avoir entre cinq ou six ans », qu'elle a ensuite à peine « neuf ans » et qu'à la fin du livre, elle a eu onze ans le 18 juillet. La déclaration de la Première Guerre mondiale est mentionnée : « Et puis au mois d'août, le tambour a annoncé la mobilisation générale.  ». Le lecteur parvient à retracer la vie sinueuse de l'enfant, suit avec une certaine aisance les différents déplacements de Natacha et les lieux côtoyés en raison du divorce de ses parents : les vacances en Suisse avec son père au début du livre, sa vie à Paris avec sa mère et Kolia « dans ce petit appartement de la rue Flatters à peine meublé et assez sombre », son retour en Russie à l'âge de trois ans, ses vacances dans la maison de l'oncle Gricha, son retour à Paris quand elle a neuf ans pour vivre avec son père près du parc Montsouris, le temps passé avec sa mère à Saint-Georges-de-Didonne, « dans une jolie maison » (259), son installation à Vanves où son « père s'efforce de reconstituer en bien plus petit sa "fabrique de matières colorantes" d'Ivanovo », le retour final à Paris, « avenue d'Orléans ».
Cette forme de discontinuité n'empêche en rien au récit de conserver logique, sens et unité dans cette remontée des souvenirs et permet au lecteur de bien comprendre le travail effectué par Nathalie Sarraute.
II. Les différents thèmes
Les rapports complexes et paradoxaux avec la mère
• Au début du livre, la mère est absente physiquement, mais très présente dans l'esprit de l'enfant qui ne cesse de se répéter les conseils de sa mère notamment sur la façon de bien « mâcher les aliments ». Toujours absente, la mère est liée à la lumière dans l'imaginaire de Natacha. L'enfant la rapproche de la « lumière gris argenté » de Saint-Pétersbourg.
Pourtant, les marques affectives, les effusions de tendresse entre la mère et l'enfant sont difficiles, rares et sombrent souvent dans une forme d'indifférence (255-256). Le contact physique est souvent évité : « J'entre dans une grande pièce claire où maman et Kolia m'embrassent, m'écartent d'eux pour mieux me voir…  » La mère ne console pas l'enfant qui pleure lors de leur séparation. La mère n'appelle presque jamais Natacha par son prénom lui préférant divers diminutifs, « mon lapin blanc », « mon petit chaton ».
La mère est aussi celle qui trahit Natacha : cette dernière lui confie qu'elle n'est pas très heureuse avec son père, elle lui manque. La mère s'empresse de le rapporter à son ex-mari. La confiance entre la mère et l'enfant est définitivement rompue. La mère est aussi celle qui fait s'interroger, non sans tourments, l'enfant sur l'amour maternel : « Un vrai enfant empli de sentiments qu'ont tous les vrais enfants, un enfant qui aime sa mère…  » À la mère naturelle, se substitue la seconde épouse de son père, Véra. Là aussi, les rapports avec Natacha sont ambivalents : Natacha est tour à tour acceptée, ignorée, elle subit les humeurs de sa belle-mère, elle est victime d'injustices et d'abandon à la naissance de sa demi-sœur, Lili.
Des liens différents et complices avec le père
• Le père remplace la mère dans son absence de tendresse et d'affection. C'est le père qui apprend à l'enfant à compter, à connaître les jours de la semaine, à la rassurer, à la consoler lors des départs de sa mère, à la soigner lors de sa mauvaise réaction à un vaccin. Malgré l'empreinte d'une immense pudeur, c'est le père qui confère à Natacha des gestes affectueux et des surnoms remplis d'amour : « Tachok ou le diminutif de ce diminutif ; Tachotchek… et aussi ce nom comique qu'il me donne : Pigalitza… quand je lui demande ce que c'est, il me dit que c'est le nom d'un petit oiseau. » Avec tous ces éléments, le père devient vite une figure idéale aux yeux de l'enfant, une figure fondatrice pour la construction de sa propre personnalité, pour ses relations avec les autres (sa mère, Véra).
III. L'écriture et la mémoire
Mots, langage et écriture
• Pour Natacha, les mots sont d'abord liés à la mère et à ses paroles. L'enfant intériorise les recommandations de sa mère concernant les aliments, écoute les paroles maternelles comme une berceuse rendant ainsi une forme de présence à cette mère absente. Puis, Natacha apprend à s'en détacher notamment quand elle disqualifie sa mère par différentes expressions : « Maman a la peau d'un singe », « Maman est avare »… Les mots maternels deviennent un leurre et Natacha les met en doute : « "notre amour", comme maman l'appelle dans ses lettres… qui fait lever en moi quelque chose qui me fait mal, que je devrais malgré la douleur cultiver. » La mère est celle qui écrit à l'enfant en oubliant qu'elle est sa fille : « À qui s'adressent-elles donc, les cartes postales, les lettres que m'envoie maman ? […] Elle ne sait pas qui je suis maintenant, elle a même oublié qui j'étais. » Natacha est donc contrainte de se détacher des mots maternels qui sont pour elle source de souffrance.
Lectrice avertie dès son plus jeune âge, Natacha se confronte alors à l'écriture et expérimente la recherche parfois difficile des mots : « je vois bien qu'ils ne sont pas pareils aux vrais mots des livres… ils sont comme déformés, comme un peu infirmes… En voici un tout vacillant, mal assuré, je dois le placer… ici peut-être…non, là, mais je me demande… j'ai dû me tromper…  » Natacha rencontre aussi l'écriture dans un exercice scolaire qui lui laisse la liberté de s'exprimer et de tester les mots, leur pouvoir, leur utilité : « "votre premier chagrin", c'est un sujet fait pour moi, à la mesure d'un enfant de mon âge… il m'est permis de m'ébattre à l'intérieur de ses limites, sur un terrain bien préparé et aménagé, comme dans la cour de récréation. » Cette leçon d'écriture forme l'esprit de l'enfant : Natacha conquiert de la sorte son univers personnel qui va devenir une véritable vocation.
Souvenirs et travail particulier de la mémoire
• Dans un entretien, Nathalie Sarraute déclare : « J'ai voulu tirer les images d'une sorte de ouate où elles étaient enfouies. » Le travail sur la mémoire accompagne directement celui effectué sur la réminiscence des émotions et leur écriture. Enfance relate en effet de nombreux souvenirs comme les jeux, les lectures enfantines, les sensations gustatives, les maladies infantiles. Il est nécessaire de poser un cadre événementiel afin que les souvenirs puissent remonter non pour les retranscrire dans une chronologie fidèle et dans un espace précis, mais pour retrouver les émotions ressenties à chacun de ces moments. En cela, Nathalie Sarraute s'éloigne d'une autobiographie classique, car elle ne souhaite pas trouver d'explications causales, psychologiques, voire psychanalytiques, à l'émergence de ses souvenirs.
Les événements se juxtaposent les uns aux autres sans être liés par des fils conducteurs logiques de temps ou de lieux. Par exemple, dans le chapitre 8, se succèdent les jeux avec les cousins, la collection de flacons, la mère au chevet de l'enfant. Cette discontinuité spatio-temporelle confirme bien le travail engagé par l'auteur à l'égard de ses souvenirs. La seule continuité et l'unique cohérence de ces souvenirs demeurent la présence de l'émotion ressentie qui s'accroît au fur et à mesure de l'émergence des événements passés. Finalement, dans ce travail de remémoration, ce n'est pas le souvenir à proprement parler qui intéresse Nathalie Sarraute, mais la sensation qui reste : « Évidemment. Cela ne pouvait pas m'apparaître tel que je le vois à présent, quand je m'oblige à cet effort… dont je n'étais pas capable… quand j'essaie de m'enfoncer, d'atteindre, d'accrocher, de dégager ce qui est resté là, enfoui. ».
IV. Parcours de lecture : récit et connaissance de soi
À l'instar de Montaigne, qui, dès le xvi e  siècle, annonce à propos des Essais : « je suis moi-même la matière de mon livre », le siècle des Lumières puis le mouvement romantique font du « moi » et de l'individu une thématique littéraire privilégiée. Cette évolution des mentalités aboutit à la naissance de l'autobiographie. Étymologiquement, le terme signifie « écrire soi-même sa vie » (autos  : soi-même, bios  : la vie, graphein  : écrire). Philippe Lejeune définit ainsi ce genre littéraire : c'est le « récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité ». Il y a donc, du fait de l'écart temporel, un écart entre le « je » du passé (« je » narré) et le « je » du présent (« je » narrant). Suivant le modèle initié par Rousseau dans ses Confessions, l'auteur annonce en général clairement qu'il fait le récit de sa vie et entreprend de mettre son cœur à nu, de cerner pour le lecteur sa personnalité.
On peut distinguer plusieurs genres littéraires proches de l'autobiographie :
  • les mémoires  ; l'auteur se fait le témoin et le juge des événements historiques de son temps (auxquels il a souvent été mêlé de près) ; c'est le cas, par exemple, de Chateaubriand dans les Mémoires d'Outre-tombe (1809) ;
  • le journal intime  : à la différence de l'autobiographie, il est écrit au jour le jour, de façon parfois fragmentaire, et n'a pas forcément vocation à être publié. Le récit de la vie quotidienne du diariste peut aboutir à une véritable introspection, ou au contraire se mêler de remarques plus générales sur la société ou la vie ;
  • l'autoportrait  : il n'offre pas non plus de récit continu et chronologique de la vie de l'auteur, mais présente et développe différentes facettes de sa personnalité ;
  • les poèmes lyriques  : le poète peut y confier ses sentiments intimes et évoquer les moments marquants de sa vie ;
  • le roman autobiographique  : l'auteur prétend être bien distinct du narrateur de l'histoire, mais glisse vers le récit de sa propre vie à travers la vie de son personnage ; À la Recherche du temps perdu de Proust en est un bon exemple.
Attention à ne pas confondre l'autobiographie et l'autobiographie fictive dans laquelle l'auteur raconte la vie d'un personnage réel ou fictif à la première personne du singulier. Ainsi, Marguerite Yourcenar retrace la vie de l'empereur Hadrien comme s'il la racontait lui-même, dans les Mémoires d'Hadrien (1951).
Pourquoi se raconter ? Quelles sont les motivations qui poussent un écrivain à faire le récit de sa vie ? Dans le cas des mémoires, l'auteur a souvent le sentiment d'avoir joué un rôle important dans l'histoire politique et sociale de son époque. L'écrivain prétend alors assumer une fonction de témoin et de juge des événements historiques : le parcours individuel de l'auteur se veut un exemple du parcours collectif, le miroir d'une époque.
C'est l'objectif que se donne Chateaubriand lorsqu'il écrit les Mémoires d'outre-tombe. Toutefois, en faisant part au lecteur de ses sentiments, de ses joies et de ses rancœurs, il expose dans son œuvre un « moi » très singulier, il sonde son cœur et son âme et se livre à de nombreuses analyses de sa personnalité. C'est plus encore ce que fait Rousseau dans les Confessions, première autobiographie au sens moderne du terme : son objectif est de se peindre en profondeur, sans complaisance et avec la plus grande sincérité, mais aussi de se justifier et de répondre aux attaques qu'il a subies. De façon générale, l'autobiographie permet de garder le souvenir du passé et de dresser un bilan de sa vie pour parfois mieux se comprendre, en retraçant et en analysant les étapes importantes qui ont forgé sa personnalité.
Selon Lejeune, l'auteur qui prétend faire le récit de sa vie conclut avec le lecteur un « pacte autobiographique » qui établit que l'auteur, le narrateur et le personnage principal sont une seule et même personne et que cette personne s'engage à raconter la vérité, sans rien déguiser. Pourtant, n'y a-t-il pas, dans toute autobiographie, une part de fiction, une dimension romanesque qui rend ce pacte problématique ?
D'une part, au moment où l'écrivain se raconte (le « je » narrant), il n'est plus exactement le même que le personnage qu'il décrit (le « je » narré) : le temps a passé, sa mémoire peut être défaillante et surtout l'auteur porte sur celui qu'il était un regard « à distance », il interprète a posteriori les événements de sa vie. D'autre part, ses choix narratifs eux-mêmes sont partiaux et forcément fragmentaires. Il ne peut pas tout dire et le lecteur est en droit de douter de sa sincérité. Ainsi, Chateaubriand ou Rousseau ont la tentation de tourner les événements à leur avantage, de se présenter sous un jour favorable : il ne s'agit pas pour autant de condamner ces auteurs, mais plutôt de relever dans leurs œuvres les traces de la fiction romanesque. Enfin, un individu peut-il prétendre jamais se connaître et se confesser absolument, dans la mesure où bien des actes et des désirs ont des motivations inconscientes ?
Enfin, un grand nombre d'œuvres se situent à la lisière du roman et de l'autobiographie : le narrateur y dit « je » et se met lui-même en scène à l'intérieur du récit (comme dans une autobiographie habituelle), mais le texte se donne bel et bien comme un roman (une fiction). Dans ces « romans autobiographiques », les relations que le lecteur pourraient tenter d'apercevoir entre le narrateur et l'auteur, sont donc posées comme inessentielles : par exemple, Proust, dans la Recherche du temps perdu, insiste sur la distance qui sépare l'auteur Marcel Proust du narrateur Marcel (dont le nom de famille n'est jamais cité). Plus récemment, est apparue l'autofiction qui brouille encore davantage les frontières entre fiction et autobiographie. Ces œuvres sont souvent présentées comme des fictions tout en mettant en scène l'auteur lui-même et en prétendant l'évoquer avec une certaine vérité. Ainsi, G. Perec dans W ou le souvenir d'enfance retrace son enfance à travers quelques souvenirs fragmentaires et problématiques entremêlés de l'histoire d'un enfant disparu et de la description d'une île imaginaire W, figuration allégorique d'un camp nazi dans lequel est mort la mère de l'auteur.