Madame de Lafayette, La Princesse de Clèves : individu, morale et société

Madame de Lafayette est l'auteure de plusieurs ouvrages, mais on l'associe souvent à La Princesse de Clèves tant ce roman publié d'abord anonymement en 1678 a marqué les esprits. Le lecteur y découvre les pouvoirs de la passion amoureuse grâce à une analyse qui brille par sa finesse. Toutefois, au-delà de l'histoire de quelques individus, Madame de Lafayette fait aussi le portrait d'une société dans laquelle la morale joue un rôle complexe.
I. D'une société à l'autre
Entre xvie et xviie siècle
• Madame de Lafayette accorde une grande importance à l'Histoire dans ses récits, comme le montre par ailleurs la publication de La Princesse de Montpensier dès 1662. Dans La Princesse de Clèves, elle propose au lecteur du xviie siècle un voyage dans le temps en lui ouvrant les portes de la cour d'Henri II. Dès l'incipit, elle nous plonge ainsi dans le xvie siècle : « La magnificence et la galanterie n'ont jamais paru en France avec tant d'éclat que dans les dernières années du règne de Henri second. » Les premières pages du roman prennent l'allure d'un défilé de grandes figures de cette période historique, afin de montrer au lecteur que « jamais cour n'a eu tant de belles personnes et d'hommes admirablement bien faits. » La dauphine offre en outre, dans la deuxième partie du roman, une véritable leçon d'Histoire à Mme de Clèves en évoquant le funeste destin d'Anne Boleyn.
• Ce cadre est loin d'être accessoire puisque nous rencontrons bien des personnages historiques qui jouent un rôle important dans l'intrigue du roman. C'est notamment le cas de Marie Stuart, alors reine dauphine puis reine de France après la mort d'Henri II. Le décès du roi constitue en outre une péripétie capitale et un passage obligé, sans doute attendu par bien des lecteurs. Ce détour par le xvie siècle ne vise pas seulement à proposer au lecteur un cadre atypique. La société que Madame de Lafayette fait revivre lui permet également d'évoquer librement le xviie siècle dans lequel elle vit. La cour d'Henri II peut alors rappeler celle de Louis XIV.
Entre Histoire et fiction
• Madame de Lafayette parvient à créer un cadre historique vraisemblable, mais elle prend aussi certaines libertés avec l'Histoire. En effet, tous ses personnages n'ont pas réellement existé, ou alors leur existence historique ne correspond pas tout à fait à celle de leur double fictif. C'est bien évidemment le cas des protagonistes du roman que sont le duc de Nemours, le prince de Clèves et la princesse de Clèves. Les noms sont certes attestés, mais l'auteure comble par son imagination un certain nombre de vides, si bien qu'elle réécrit en partie l'Histoire.
• Madame de Lafayette mêle en outre étroitement l'Histoire et la fiction. Elle donne par exemple le sentiment que des personnages fictifs ont pu modifier le cours de l'Histoire de France. La petite histoire du roman peut alors influencer la grande Histoire. C'est notamment le cas lorsque la princesse de Clèves et le duc de Nemours, dans la troisième partie du roman, sont contraints de réécrire un billet pour tromper la reine. Le plaisir qu'ils prennent les rend négligents, et cette aventure aura des conséquences qui dépasseront de loin le cas de ces personnages. Non seulement la reine ne s'y trompe pas, mais elle accuse la reine dauphine : « cette pensée augmenta tellement la haine qu'elle avait pour cette princesse qu'elle ne lui pardonna jamais, et qu'elle la persécuta jusqu'à ce qu'elle l'eût fait sortir de France ».
II. Les pouvoirs de la passion
Des charmes puissants
• Madame de Lafayette utilise aussi ce cadre historique pour nourrir sa représentation des pouvoirs de l'amour. Ainsi, dès l'incipit, elle s'attarde sur les liens qui unissent le roi à Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois et puissante maîtresse d'Henri II : « quoique sa passion pour Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, eût commencé il y avait plus de vingt ans, elle n'en était pas moins violente ». Cette violence annonce la force des passions qui seront dépeintes durant tout le roman.
• Il est en effet difficile de résister aux charmes de l'amour et ce dernier semble réellement ensorceler certains personnages. Les scènes de rencontre, qui renouvellent le topos de l'innamoramento, ont la violence et la soudaineté du coup de foudre. C'est ce qu'éprouvent tour à tour le prince de Clèves et le duc de Nemours en découvrant Mlle de Chartres. Le premier « fut tellement surpris de sa beauté qu'il ne put cacher sa surprise ». Il conserve par la suite « une passion violente et inquiète » qui le trouble sans cesse. Le prince de Clèves donne l'impression d'être le jouet de puissances qui le dépassent : il ne peut qu'éprouver, impuissant, une série d'émotions qu'il ne contrôle jamais véritablement. La joie d'être l'époux de celle qu'il aime s'accompagne de la douleur de voir que cette passion n'est pas partagée. Nous en revenons alors au sens étymologique de « passion » qui véhicule cette idée de souffrance. Son rival n'est pas en reste puisque « la passion de M. de Nemours pour Mme de Clèves fut d'abord si violente qu'elle lui ôta le goût et même le souvenir de toutes les personnes qu'il avait aimées ».
Des pouvoirs complexes
• Si la passion amoureuse peut animer les personnages, elle est donc aussi responsable de leurs troubles. C'est ce que réalisent constamment la princesse de Clèves et le duc de Nemours en passant sans cesse d'une émotion à l'autre. L'individu semble alors morcelé tant des forces a priori opposées cohabitent en lui.
• La princesse de Clèves doit ainsi lutter contre son envie de voir le duc de Nemours. Elle est à la fois rassurée et déçue de s'en éloigner. Le talent de Madame de Lafayette lui permet de saisir ce mouvement complexe qui anime les personnages. Les longues phrases sinueuses parviennent notamment à traduire ces sentiments retors, comme l'illustre cet extrait de la première partie : « elle ne pouvait s'empêcher d'être troublée de sa vue, et d'avoir pourtant du plaisir à le voir ». Dans la deuxième partie, la princesse de Clèves est encore confrontée à cette étrange expérience : « Le discours de M. de Nemours lui plaisait et l'offensait quasi également […]. L'inclination qu'elle avait pour ce prince lui donnait un trouble dont elle n'était pas maîtresse. » Mais ce qui complique encore cette représentation des passions, c'est que l'individu doit sans cesse composer avec une société qui le guette et le surveille.
III. L'individu face à la société
Le regard de la société
• Si le prince de Clèves souffre lorsque sa femme lui avoue qu'elle en aime un autre, son humiliation n'atteint son plus haut point que lorsque cet aveu devient public. La cour est un espace dans lequel l'intime est constamment menacé. L'aveu de la princesse de Clèves, même si son identité reste floue pour la plupart des personnages, devient ainsi un objet de conversation. Le duc de Nemours fait l'erreur de confier cette histoire au vidame de Chartres, qui en parle à son tour à Mme de Martigues. La dauphine en vient en définitive à restituer à la princesse de Clèves sa propre aventure, ce qui cause à cette dernière « une douleur qu'il est difficile d'imaginer ».
• L'individu vit constamment sous le regard de la société. Ce poids est tel que chacun, pour exister, doit briller par sa conversation, ses actions ou son apparence. La cour est l'espace du paraître, comme l'indique chacun des événements qui l'animent. Dans la deuxième partie du roman, après la signature de la paix, un grand tournoi est par exemple organisé : « Tous les princes et seigneurs ne furent plus occupés que du soin d'ordonner ce qui leur était nécessaire pour paraître avec éclat ». Pour autant, ces apparences sont souvent trompeuses. C'est l'une des leçons que Mme de Chartres tente d'apprendre à sa fille pour la mettre en garde : « Si vous jugez sur les apparences en ce lieu-ci, […] vous serez souvent trompée : ce qui paraît n'est presque jamais la vérité. » Les intrigues prennent parfois l'allure de cabales et le mensonge est monnaie courante. La vengeance, si elle est souvent différée, n'en est pas moins cruelle comme le découvrent après la mort du roi la nouvelle reine mère et la duchesse de Valentinois. Le début de la quatrième partie est ainsi consacré à toute une série d'intrigues politiques.
Le poids de la morale
• La société joue par ailleurs un rôle important parce qu'elle impose une morale à l'individu. La mère de la princesse de Clèves n'est pas seulement une confidente ou une alliée pour sa fille : elle fait aussi office de directeur de conscience. Après avoir accueilli la nouvelle de sa mort « avec un courage digne de sa vertu et de sa piété », elle met une dernière fois sa fille en garde contre l'amour qu'elle porte au duc de Nemours, et le déshonneur qui risque de rejaillir sur elle et son mari : « Songez à ce que vous devez à votre mari ; songez à ce que vous vous devez à vous-même, et pensez que vous allez perdre cette réputation que vous vous êtes acquise, et que je vous ai tant souhaitée ».
Cette norme est peu à peu intériorisée par la princesse de Clèves qui en vient finalement, alors que rien ne l'y oblige plus, à repousser le duc de Nemours. C'est ce qui surprend ce dernier qui évoque un « fantôme de devoir ». Il y a dans l'œuvre elle-même une visée moralisatrice. C'est en restant fidèle à cette décision et en faisant le choix d'une solitude austère que la princesse de Clèves laisse « des exemples de vertu inimitables », pour reprendre les derniers mots du roman. Madame de Lafayette éclaire ici le xvie siècle à la lumière du xviie puisque les codes sociaux et moraux qu'elle utilise sont en partie ceux de son époque.
• Ce poids des normes est lourd à porter pour l'individu, comme le découvre la princesse de Clèves lorsqu'elle tente de se persuader qu'elle doit vivre loin du duc de Nemours : « cette persuasion, qui était un effet de sa raison et de sa vertu, n'entraînait pas son cœur ». Reste que le dénouement du roman semble démontrer que la raison doit finalement vaincre le cœur pour faire triompher la vertu.
Exemples pour la dissertation : les enjeux du parcours
La Fièvre dans le sang d'Elia Kazan, 1961
État du Kansas, 1928. Deanie (Natalie Wood) et Bud (Warren Beatty) sont sur le point de quitter le lycée et vivent une histoire d'amour sincère, mais ils n'appartiennent pas à la même catégorie sociale. Le père de Bud, riche investisseur, a déjà prévu ses études et son destin professionnel : s'il souhaite épouser Deanie, il devra attendre. De son côté, Deanie est confrontée au cadre moral strict imposé par sa mère, qui lui interdit toute relation sexuelle avant le mariage. Contraints de toute part, les adolescents vont devoir s'imposer tous les renoncements pour entrer dans la triste vie des adultes.
De la rigueur classique et du code de vertu expliqué par Mme de Chartres à sa fille, on retrouve ici une déclinaison assez fidèle. Le monde dans lequel évoluent les adolescents est corseté, et tous leurs élans systématiquement contrariés. La religion reste une valeur supérieure, mais bientôt concurrencée par une nouvelle, qui ne préoccupait évidemment pas la noblesse du xviie siècle : l'argent. Le monde des affaires dévore lui aussi les êtres, et le fait de situer l'action un an avant la crise financière de 1929 est tout sauf innocent. Sur le tableau dressé de la société, on trouvera en revanche de nombreuses similitudes : les normes sociales entraînent une observation et une surveillance de tous les instants, de la médisance et des relations toxiques entre les individus, avides de délation et de scandales.
On peut d'ailleurs s'interroger sur l'époque évoquée par le cinéaste Elia Kazan : il situe certes son récit en 1928, mais il fait aussi référence à la jeunesse de son temps, celle des années 1960 sur le point de s'engouffrer dans une nouvelle ère, celle du rock, de la révolte et de la libération sexuelle.
Il dresse le tableau d'une société figée, qui exige de la jeunesse tous les sacrifices. La notion d'individu n'est pas prise en compte. La différence par rapport au roman de Mme de Lafayette réside dans le point de vue formulé par le récit. Durant le classicisme, l'héroïne est érigée en modèle, car elle ne dévie pas du code et sait tenir son rang. Ici, on montre surtout que les adultes et les figures d'autorité (prêtre, médecin) sont incapables de répondre aux questions de la jeunesse et leur imposent par le silence une soumission qui sera destructrice.
Le Nouveau Monde de Terrence Malick, 2005
Le film revisite l'histoire bien connue de Pocahontas. Au xviie siècle, les Anglais établissent une nouvelle colonie sur la côte est de l'Amérique du Nord. Les relations avec les indigènes amérindiens sont conflictuelles, et le capitaine John Smith est envoyé pour négocier avec eux une cohabitation. Il tombe amoureux de la fille du chef de la tribu et s'initie à leurs rites et coutumes. Mais les intérêts de l'Angleterre l'appellent à rentrer au pays, et il décide d'emmener Pocahontas avec lui.
La thématique de la société prend ici tout son sens : elle est liée à la question de la civilisation et montre comment la rencontre entre deux mondes (le vieux, l'Europe civilisée, et le nouveau, celui de l'Amérique) peut amener les individus à découvrir d'autres façons de vivre, jusqu'à remettre en question ce qu'ils considéraient comme la vérité. Le roman de Mme de Lafayette dépeint le code d'une seule société et la manière dont les élites doivent s'y conformer pour être exemplaires. Chez Terrence Malick, les frontières sont plus floues, et c'est par leurs sentiments que les individus parviennent à se définir. En quittant l'Angleterre, John Smith découvre une contrée où la nature a encore tout son pouvoir ; le cinéaste filme longuement les herbes, les forêts et les cours d'eau en adoptant une tonalité lyrique qu'on retrouvera dans un grand nombre de ses films. Pocahontas et Smith ne partagent ni religion, ni morale, ni même le langage : c'est en tant qu'êtres humains, habitants de la nature, qu'ils se retrouvent. Le cinéaste emprunte donc beaucoup au mouvement romantique pour dépeindre les individus, par l'exaltation des sentiments, la place accordée à la nature et, d'une certaine manière, l'impossibilité pour les êtres sensibles de cohabiter avec la civilisation. Car les deux univers auxquels appartiennent les protagonistes vont évidemment se rappeler à eux : l'utopie d'un monde se voit contaminer par les vieux démons de l'homme, la violence et la recherche du profit, et la nature, dans l'Angleterre de la dernière partie, est celle de jardins dessinés et géométriques, dans la froideur de l'hiver. Comme si la morale de la société finissait toujours par briser les individus.
IV. Corpus : individu, morale et société
L'individu et sa place dans la société
Étymologiquement, l'« individu » désigne un objet unique par rapport à un ensemble, à une espèce. L'individu est-il contraint à l'isolement ou peut-il s'insérer dans un groupe ? De quelle manière le personnage de roman envisage-t-il son individualité dans la construction sociale ?
L'individu soumis à la norme morale et au poids social
Le personnage reflète les facettes de la société et les comportements des hommes. La société du xviie siècle érige l'idéal de l'honnête homme raffiné, cultivé, modéré, qui maîtrise l'art de la conversation. Les extravagances de Ragotin (Le Roman comique de Scarron) sont une entorse à cette norme, le rendent ridicule et font de lui un personnage grotesque.
Le personnage doit se soumettre aux règles dictées par la religion (Dans La Princesse de Clèves, Mme de Chartres a inculqué à sa fille les règles d'un comportement vertueux dès son plus jeune âge) et par la société (éducation des jeunes filles nobles dans l'humilité et la soumission comme la Cécile de Volanges (Les Liaisons dangereuses, Laclos).
Les actions et les sentiments des personnages révèlent la vision du monde du romancier et les valeurs de la société de son époque (Manon Lescaut, Abbé Prévost ; dans Belle du seigneur, Albert Cohen dresse un tableau sans indulgence d'une passion absolue et brosse une satire impitoyable des milieux internationaux à Genève).
L'individu face au poids du milieu social et des préjugés moraux
Les romanciers du xixe siècle soulignent les contraintes pesant sur l'individu et les effets produits par le milieu sur le tempérament de leurs personnages : Balzac fait ainsi l'inquiétant portrait moral et physique de Gobseck déterminé par son souci des économies (Gobseck), et le pouvoir de séduction et le goût du luxe de la demi-mondaine Nana sont étudiés par Zola (Nana).
L'individu reste en marge de la société par ses idées et/ou par son comportement qui choque lorsqu'il ne répond pas aux attentes sociales : Thérèse Desqueyroux (François Mauriac) tente d'assassiner son époux, boit, fume… Meursault, dans L'Étranger de Camus, ne pleure pas à l'enterrement de sa mère, tue un Arabe sur une plage, refuse de recevoir la confession du prêtre avant son exécution.
La société moderne s'effraie de la difformité ou de la laideur, synonyme de la faiblesse de la condition humaine : la description de l'agonie d'Emma (Madame Bovary, Flaubert).
L'individu peut-il échapper à la morale sociale ?
L'individu apprend à connaître le fonctionnement de la société et se forge progressivement une représentation de l'existence humaine par un questionnement sur lui-même (dans L'Éducation sentimentale de Flaubert, le jeune Frédéric réfléchit aux sentiments portés à Mme Arnoux pour se construire une idée de l'existence humaine et pour savoir ce que la société lui autorise).
L'individu réfléchit à son engagement moral et politique : Tchen, dans La Condition humaine (Malraux), est seul face à son crime comme il l'est dans son existence malgré son engagement révolutionnaire.
Exemples pour l'oral : les élargissements culturels
Captain Fantastic de Matt Ross, 2016
Aux États-Unis, de nos jours. Un couple a décidé d'élever ses six enfants en marge du système : ils vivent dans une cabane dans les bois et bénéficient d'une éducation fondée sur la vie à l'extérieur, l'autosuffisance et l'esprit critique. Ils pratiquent un certain nombre de langues étrangères et regardent avec distance le modèle capitaliste du monde extérieur. Leslie, la mère, souffre néanmoins de troubles psychiatriques et doit être hospitalisée. Les circonstances vont forcer Ben, le père, à rejoindre le monde civilisé, ce qui va évidemment créer un puissant choc des cultures.
Le film propose un regard critique sur la société, assorti d'une véritable action de la part des personnages : la quitter pour en recréer une qui soit fidèle à leurs idéaux. Ben, le père, est une sorte d'utopiste, et le récit procède en plusieurs temps. Dans l'exposition, la famille présentée est idéale et fait le portrait d'un modèle alternatif qui fonctionne, créé en rejet par rapport à toutes les dérives de la civilisation. L'ouverture d'esprit, le refus du mensonge, la vie en harmonie avec la nature sont autant de principes moraux qui restent généralement théoriques et qui sont ici vécus au quotidien. Une façon de mettre en acte des idéaux de l'honnête homme du xviie siècle et les vertus que préconise Mme de Chartres à sa fille. Les péripéties qui contraignent la petite société à affronter le reste de l'humanité vont conduire le récit vers la comédie : en se confrontant au monde « ordinaire », Ben et sa famille provoquent des situations décalées et des affrontements amusants, qui rappellent un peu le principe des Lettres persanes de Montesquieu – des étrangers contemplent le monde civilisé et la fraîcheur de leur regard en permet la critique. Mais la suite des événements contraint le père à faire certaines concessions et à imaginer comment adapter ses enfants à la société sans pour autant renier ses convictions. Le film propose ainsi une réflexion contemporaine sur les notions d'individu, de morale et de société.
Edward aux mains d'argent de Tim Burton, 1990
Ce conte fantastique est raconté par une grand-mère à sa petite-fille au moment du coucher : elle s'apprête à lui expliquer quelle est l'origine de la neige qu'on voit alors tomber par la fenêtre. Autrefois, un inventeur est parvenu à créer un être, Edward, mais est mort seul dans son château avant d'avoir pu achever son <oe/>uvre. Edward vit reclus et a des ciseaux à la place des mains. Un beau jour, une vendeuse de cosmétiques faisant du porte-à-porte s'aventure jusqu'au château et découvre sa présence. Elle le ramène chez elle, où il deviendra l'attraction de la petite ville résidentielle qu'elle habite, avant que la communauté ne se retourne progressivement contre la créature.
Le conte est toujours le support idéal à une argumentation indirecte et à l'affirmation d'une morale. Tim Burton en adopte tous les codes, que ce soit par le décor gothique d'un obscur château ou les origines mêmes d'Edward qui font référence à la créature de Frankenstein. Située au moment de Noël, l'histoire joue sur une image gothique et festive, dans une tonalité proche des récits destinés aux enfants. Mais les motifs abordés se doublent très vite d'une vision satirique sur la société américaine. L'image, très colorée et volontairement artificielle de la banlieue résidentielle, dépeint une civilisation uniformisée qui semble sortie d'un catalogue. Les citoyens vivent aux mêmes horaires de travail et semblent avant tout obsédés par les apparences, que ce soit l'état de leur jardin, le toilettage de leurs animaux domestiques ou leur coiffure.
Edward est donc l'individu qui se démarque : après l'effroi suscité par son apparence, il est adopté par la communauté – naïf et docile, il est surtout exploité pour ses talents de tailleur, et on se divertit de sa différence sans chercher à le connaître. À partir du moment où il tombe amoureux d'une jeune fille, la communauté fait bloc contre lui : les commérages et l'hystérie collective deviendront le langage de la société, et le récit initiatique se fera par l'apprentissage de la cruauté. Le regard volontiers pessimiste oppose à ce monde civilisé un éloge de la différence et une ouverture sur la poésie par les talents artistiques de la créature : pour un cinéaste comme Tim Burton, l'expression créative est aussi une forme de morale.
Quelques références sur l'individu face à la société
Moonlight de Barry Jenkins, 2016. Le film suit trois étapes de la vie d'un jeune noir des quartiers défavorisés de Miami, à 10 ans, 17 ans et 27 ans. Auprès d'une mère démissionnaire, il s'ouvre progressivement à son entourage, tout en découvrant son homosexualité. Oscar du meilleur film en 2017.
Light of My Life de Casey Affleck, 2019. Dans un monde postapocalyptique, une épidémie a fait disparaître la totalité des femmes et livre le monde au chaos. Un père tente de survivre, accompagné de sa fille qui a miraculeusement survécu. Il la déguise en garçon pour ne pas attirer l'attention.
Le Temps de l'innocence de Martin Scorsese, 1993. Dans la haute société new-yorkaise de 1870, un jeune avocat sur le point de se marier à une jeune femme de l'élite tombe sous le charme d'une femme revenue d'Europe et engagée dans une procédure de divorce. La réputation, les commérages et le code mettront les personnages à rude épreuve.