Exploiter et protéger une ressource « naturelle » : la forêt française depuis Colbert (étude critique de documents)

Énoncé

Étude de document : exploiter et protéger une ressource « naturelle » : la forêt française depuis Colbert
À l'aide du document et de vos connaissances, vous montrerez que la gestion des forêts en France répond au début du xixe siècle à des impératifs d'exploitation et de protection.
Document : Motifs du projet de loi sur les droits d'usage dans les forêts, 9 pluviôse an 11 de la République (29 janvier 1803)
Citoyens législateurs,
Les forêts nationales doivent fournir d'abondantes ressources à la marine française. Elles sont également nécessaires à l'entretien d'un grand nombre d'usines et à la consommation ordinaire des habitants et villages qui les avoisinent. On les croit indispensables pour attirer sur les points principaux la vapeur de l'atmosphère et alimenter le cours des fontaines et le cours des ruisseaux. Enfin, leurs coupes réglées assurent au Trésor public un revenu qui ne coûte au peuple aucun sacrifice. Aussi, dans tous les temps, on a reconnu l'importance de leur conservation et jamais il ne fut plus pressant qu'aujourd'hui de s'occuper de cet objet. […] La disette des grands bois est bientôt extrême, lorsqu'on commence à s'en apercevoir, puisqu'il faut 150 ans pour former une poutre. L'ordonnance de 1669 avait prescrit beaucoup de précautions salutaires qui ont été en partie abolies ou négligées et cependant, depuis la date de cette ordonnance à l'époque de la révolution, on reconnaissait une diminution d'un tiers dans la consistance des bois et forêts […] par les défrichements que les propriétaires se sont permis de faire, depuis que la loi du 29 septembre 1791 les a soustraits aux dispositions des anciens règlements. Une cause plus générale encore de la détérioration des forêts est l'exercice abusif des droits d'usage. […] L'époque de la révolution a été, pour presque tous les usagers, une occasion d'agrandir leurs prétentions et de multiplier les abus. […]
La bonne méthode
\bullet En lisant le document, relevez les passages à éclairer à l'aide de vos connaissances, notamment les allusions et les sous-entendus. Par exemple, lorsque le texte de loi mentionne « l'ordonnance de 1699 », il faudra à un moment du devoir préciser ce qu'est cette ordonnance, qui l'a prise, quels en sont les effets.
\bullet Confrontez ce que dit le document à vos connaissances, et essayez d'expliquer les contradictions éventuelles. Ainsi, lorsque l'auteur estime que « de tout temps, on a reconnu l'importance de la conservation » des forêts, vous pouvez souligner que les forêts royales destinées surtout à la chasse ont parfois fait l'objet d'une gestion peu soucieuse de leur préservation. Ainsi, la forêt de Fontainebleau était très déboisée avant les ordonnances de Colbert en 1699.
\bullet Problématisez en repérant le propos du texte, ses objectifs fondamentaux, à partir de la présentation du document. La problématique se construit autour des tensions ou des difficultés que l'on constate alors. Ici, le projet de loi vise à protéger et à exploiter, ce qui peut sembler paradoxal puisque si on exploite trop une forêt, on la met en danger : c'est cette double obligation qui sert de base à la problématique.

Corrigé

Introduction
[Présentation du document] Le document étudié est l'introduction d'un projet de loi datant du Consulat, à la fin de la Révolution française. Il présente les différents usages de la forêt et insiste sur la dégradation des forêts françaises pour justifier la mise en place d'un cadre législatif de protection de la forêt. Le document rend ainsi bien compte de la tension entre exploitation économique et protection du patrimoine forestier. Le court terme, qui peut être le temps de l'économie et de la rentabilité, ne peut être celui de la gestion des forêts sous peine d'en épuiser la production.
[Annonce de la problématique et du plan] Nous montrerons donc que la forêt répond à des usages très diversifiés qui impliquent des visions parfois contradictoires de sa gestion. Le texte de loi répond ainsi à deux objectifs que nous étudierons successivement : exploiter les forêts françaises et les protéger pour permettre leur exploitation future.
I. Gérer les forêts pour permettre leur exploitation
1. Les forêts au service de la puissance régalienne
Au xviie siècle, le bois nécessaire à la construction des navires de guerre français est importé, ce qui rend la France dépendante. Sous Louis XIV, le secrétaire d'État Jean-Baptiste Colbert décide de prendre en main la gestion des forêts françaises pour assurer à l'industrie navale un approvisionnement national en bois. En même temps, il réorganise les chantiers navals, notamment Rochefort. Cela permet de doter la France d'une marine efficace au service des guerres et de la politique coloniale française. L'usage militaire des forêts est toujours présent au xixe siècle, comme le montre le document étudié. Dans l'optique mercantiliste de Colbert, la puissance d'un pays dépend de son excédent commercial : d'où également pour lui la nécessité de réduire les importations de bois.
2. Les forêts au service de l'économie
Le projet de loi souligne l'importance des forêts dans les revenus de l'État. En effet, si les forêts françaises ont longtemps été utilisées par l'aristocratie dans un but de loisir et de prestige, elles deviennent au xviie siècle une source de profits importants pour la couronne de France. La réorganisation mise en place par Colbert permet d'augmenter considérablement les recettes des forêts royales, qui passent de 228 000 livres en 1661 à 1 028 000 en 1683 d'après Michel Devèze. Le projet de loi mentionne aussi l'importance des forêts pour l'industrie. Le bois est en effet utilisé au xviiie siècle par la proto-industrie : verreries, fours à chaux, forges, hauts-fourneaux qu'on appelait au xviiie siècle « gouffres dévorants » pour leur gourmandise en bois (ils nécessitaient chacun un approvisionnement de 2000 ha de forêt).
3. Un usage public des forêts
Enfin, le document rappelle les usages publics des forêts. Pendant l'Ancien Régime, si le braconnage est très durement réprimé, il existe des droits d'usage des forêts et, dans les campagnes, elles sont largement utilisées par les paysans pour mener leurs troupeaux ainsi que pour le ramassage du bois et des glands ou des faînes, ce que le projet de loi rappelle. Ces usages libres des forêts sont favorisés par la pression démographique et par l'œuvre législative de la Révolution française, qui associe forêts et communaux, comme le souligne Yves Rinaudo, notamment contre l'accaparement de la grande noblesse.
II. La nécessaire protection des forêts pour assurer leur pérennité 
1.Une ressource impliquant une gestion à long terme
C'est pour préserver les forêts des coupes excessives que le projet de loi étudié est présenté au législateur. Il soutient qu'il faut « 150 ans pour former une poutre », ce qui est inexact, mais la gestion du bois implique effectivement une gestion à long terme, sans quoi les ressources s'épuisent. L'ordonnance de 1669 de Colbert interdisait ainsi l'abattage avant 20 ans et imposait de préserver 32 baliveaux à l'hectare, destinés à renouveler la futaie, ce qui a permis de régénérer les forêts françaises et de pourvoir la marine. La France s'était donc dotée au xviie siècle d'un outil de gestion à long terme des forêts.
2. Les désastres de la libération de la gestion des forêts privées pendant la Révolution
Pourtant, le projet de loi fait état d'une dégradation importante des forêts du pays du fait de la législation révolutionnaire. La formule excessive de Jules Michelet qui prétend que, pendant la Révolution, « on abattait deux pins pour faire une paire de sabots » rend compte de la dégradation des forêts françaises du fait de la fin des limitations de l'abattage à cette époque. L'auteur du projet de loi mentionne la loi du 29 septembre 1791 qui exclut du régime forestier les forêts privées et les ouvre à des coupes excessives et irraisonnées, comme le souligne François Lormant. La gestion libre et sans contrainte favorise ainsi des visions économiques de court terme néfastes à la protection des forêts.
3. La reprise en main pendant le Consulat et l'Empire
C'est pourquoi le Consulat agit pour limiter la liberté d'usage des forêts avec la création de l'Administration générale des forêts, par la loi du 16 nivôse an IX (1801) et engage une œuvre législative qui permet la reprise en main administrative de la gestion des forêts en ménageant à la fois les impératifs d'exploitation économique et les traditions d'usage avec lesquelles il faut composer. C'est dans le cadre de cette reprise en main que s'inscrit le document étudié, qui rappelle les multiples usages de la forêt pour mieux justifier sa protection.
Conclusion
En conclusion, on peut mentionner les usages absents du document, parce qu'ils n'apparaissent que plus tard : les usages récréatifs, qui se développent au cours du xixe siècle. La forêt est également envisagée aujourd'hui dans sa dimension écologique, comme le souligne l'ONF : il s'agit d'une réserve de biodiversité en même temps qu'elle contribue, en stockant le carbone, à limiter le changement climatique.
Forêt de Fontainebleau.
Forêt de Fontainebleau.
Zoom sur…
L'Office national des forêts (ONF)
Créé en 1964, l'Office national des forêts gère les forêts publiques (les forêts domaniales et les forêts des communautés) en assurant notamment l'exploitation du bois, la protection des massifs forestiers, la gestion des risques et l'accueil du public. L'ONF doit donc concilier des missions économiques, écologiques et de divertissement.
Les forêts domaniales 
Ces forêts appartiennent à l'État, et viennent du domaine royal, des biens du clergé ou d'achats postérieurs. Gérées par l'ONF, elles représentent un peu moins de 10 % des forêts de métropole. Les autres forêts publiques (15 % des forêts) appartiennent le plus souvent aux communes.
Les forêts privées 
Les forêts privées représentent 75 % des forêts de la métropole. Très morcelées, elles appartiennent à de nombreux propriétaires qui gèrent eux-mêmes l'exploitation du bois. La plupart sont ouvertes au public qui a donc le droit de s'y promener.
La forêt de Fontainebleau 
Forêt royale très ancienne située au sud-est de Paris, la forêt de Fontainebleau était utilisée par les rois pour la chasse et l'exploitation du bois. Alternativement reboisée sous Colbert, déboisée à la Révolution, reboisée sous Louis-Philippe, plantée de pins au xixe siècle, elle inspire de nombreux artistes et est aujourd'hui protégée par différents statuts (réserve biologique, zone Natura 2000, etc.). Elle est également un espace de loisir important : elle est par exemple internationalement connue comme lieu d'escalade.