Le travail est une activité humaine qui repose sur l'effort prolongé en vue d'un gain, qu'il s'agisse d'un gain matériel (la production d'un objet) ou économique (un salaire). D'un point de vue étymologique, le terme provient du latin tripalium, qui désigne un instrument de torture : la construction linguistique du mot révèle donc d'emblée une appréciation négative. Le travail est à la fois quelque chose de pénible – il est la marque de notre finitude (de nos besoins et de la difficulté à les satisfaire) – et le moyen de dépasser cet état de besoin. En effet, le travail apparaît également comme ce qui nous dégage de la nécessité physique, ce qui nous éloigne des dangers du monde (intempéries, prédateurs, catastrophes naturelles…). Pourquoi le travail est-il dès lors si négativement perçu ? Quelle âpreté peut-il bien se cacher derrière ce qui nous élève pourtant au-delà de notre condition naturelle ?
Karl Marx et Friedrich Engels
Karl Marx et Friedrich Engels
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I. Le travail est le propre de l'homme
Malgré la peine que cause le travail, l'homme considère spontanément qu'il est une bonne chose : c'est ce qui lui a permis d'affirmer sa supériorité sur les autres animaux et de vivre mieux, de plus en plus longtemps et dans un confort toujours plus grand.
Travailler, c'est d'abord s'efforcer de satisfaire ses besoins en produisant les objets nécessaires ou en gagnant le moyen de les acquérir : l'argent. Aristote, dans l'Éthique à Nicomaque, interroge la valeur propre au travail et distingue deux grandes catégories d'activités : celles qui sont faites pour elles-mêmes (praxis), qui comprennent en elles-mêmes leur propre but – jouer de la musique, par exemple –, et celles qui sont faites en vue d'autre chose (poiesis) – faire des gammes pour savoir jouer de la musique. La praxis est intrinsèquement supérieure à la poiesis, car elle n'est soumise à rien d'autre : elle est sa propre fin, elle ne dépend de rien. La poiesis n'est qu'un moyen, c'est-à-dire quelque chose qui n'a de valeur que parce que sa fin en a. Le jour où l'on découvre un autre moyen de parvenir au même résultat (une machine capable de remplacer le travail de l'homme, par exemple), la poiesis perd toute valeur : ainsi du travail du forgeron à partir du moment où existe la production d'outils à la chaîne.
S'appuyant sur cette opposition entre praxis et poiesis, Aristote valorise la scholè, la vie de loisir intellectuel et théorique. Au contraire, l'acte qui consiste à travailler est dévalorisé : dès lors qu'il atteint sa finalité, il cesse d'être nécessaire.
Exercice n°1
II. Le travail : instrument de servitude et moyen de libération
C'est pourtant grâce au travail que l'on peut se défaire des vicissitudes de la nécessité. Est-ce alors que le travail serait une activité nécessaire pour développer sa personnalité et « devenir ce que l'on est », selon la formule de l'oracle de Pindare ? Ceux qui soutiennent cette thèse expriment une idée pessimiste selon laquelle l'homme ne serait capable que de servitude. Nietzsche, dans Aurore (§ 173), avait remarqué cette dimension du travail, qu'il diagnostique avec ironie : le travail, en absorbant toute l'énergie physique et intellectuelle des hommes, les prive de leur puissance et les réduit à n'être plus capables d'avoir une volonté propre. L'individualité est alors annihilée et les hommes rendus dociles. L'idée que l'homme a besoin de travailler procède d'un pessimisme anthropologique.
Hegel considère à l'inverse que le travail est une catégorie métaphysique générale qui permet à l'Esprit de se former et aux hommes de s'affranchir, comme il le démontre dans « la dialectique du maître et de l'esclave » (Phénoménologie de l'esprit, IV). Lorsque deux individus se rencontrent, une lutte pour le pouvoir se produit inexorablement, et surtout, à travers elle, une lutte pour la reconnaissance. Au terme du conflit, l'un des deux abandonne, pour préserver sa vie de la puissance du plus fort : il sera l'esclave. Il se soumet, c'est-à-dire qu'il préfère nier sa propre liberté. Il se dissout dans la conscience du maître et devient l'instrument de la liberté du maître. S'instaure alors une relation de servitude, dans laquelle le maître jouit du travail de son esclave. Mais le maître a besoin de l'esclave : il le reconnaît comme le moyen de sa survie. De son côté, l'esclave travaille et développe sa conscience en humanisant la nature (« la transformation du monde est transformation de soi »). Il prend conscience de soi et du fait qu'il est le maître de la nature. Il découvre également qu'il est maître de soi, contrairement au maître, qui ne sait pas maîtriser ses passions toujours assouvies par le travail de l'esclave. La situation est donc asymétrique : le maître reconnaît l'esclave (comme moyen) mais l'esclave ne reconnaît pas le maître. Dans un troisième temps, l'esclave s'émancipe grâce au travail : il prend conscience que c'est par accident qu'il est esclave, que le maître ne lui est en rien supérieur, qu'au contraire il dépend de lui. Il va donc se révolter et exiger que le maître le reconnaisse comme son égal.
Plus généralement et plus profondément, le travail est selon Hegel le moyen privilégié pour obtenir ce que l'homme recherche fondamentalement : la reconnaissance d'autrui. En transformant la nature par son travail, l'homme se transforme lui-même et se libère de la nature : le travail est ce qui nous humanise.
Exercice n°2Exercice n°3
III. Vers la fin du travail humain ?
Dans Le Capital, Karl Marx soutient l'idée selon laquelle le travail tel que l'a transformé la société bourgeoise aliène le travailleur prolétaire. D'une part, l'ouvrier n'est plus maître de son travail comme l'était l'artisan : il s'insère dans une organisation qu'il ne contrôle pas. Il ne fait que participer à une grande tâche collective dont l'organisation est assurée par d'autres. Cette dépossession est particulièrement manifeste dans le cas du travail à la chaîne, où une machine impose son rythme à l'ouvrier. Cette aliénation du travail a été magistralement illustrée – et dénoncée – par Charlie Chaplin dans Les Temps modernes.
À cette aliénation du travail lui-même s'ajoute l'aliénation économique : l'ouvrier est exploité par l'entrepreneur capitaliste, qui utilise la force de travail de l'ouvrier pour dégager une plus-value. L'entrepreneur lui-même est aliéné, dans la mesure où il est soumis aux contraintes économiques et au monde de la production : son unique quête est la recherche du profit. L'aliénation générale de la société industrielle peut se comprendre comme un grand renversement : ce qui était un simple moyen – la production et le capital – est devenu une fin en soi. Ce n'est pas la dimension proprement humaine du travail que condamne Marx : il veut anéantir la forme dénaturée qu'est le travail capitaliste, qui anéantit le processus du travail pour aliéner le travailleur à des finalités productives dont il n'a même pas connaissance.
Keynes, un économiste britannique pourtant libéral, faisait dans les Perspectives économiques pour nos petits-enfants (1930) le pronostic selon lequel « le problème économique », c'est-à-dire la lutte pour la subsistance, était en passe d'être résolu dans les années 1930, et que nous devions, dès lors, apprendre à profiter de la vie afin que nous soyons prêts pour le jour où le progrès technique nous aura presque entièrement libérés du travail. En effet, nous avons tant été habitués au travail qu'il nous sera difficile de profiter de la vie oisive, c'est pourquoi il faut déjà s'y préparer et s'adonner aux arts de la vie.
Un livre à lire
Germinal, d'Émile Zola, 1885 — Le travail comme exploitation
Ce roman met en scène les conditions de travail de son siècle, les injustices et les souffrances qu'elles induisent. Il témoigne des mouvements sociaux et syndicaux de l'époque.
On y retrouve les analyses du travail que Marx a développé en 1867 dans Le Capital : le travailleur est aliéné. Il ne possède plus la maîtrise de son temps de travail, de son outil de travail, ni l'orientation de son travail. Il est démuni face à ce travail qui lui est nécessaire et pour lequel on l'exploite.
Un film à voir
À la recherche du bonheur, de Gabriele Mucino, 2006 — Le travail comme condition du bonheur
Ce film est rythmé par une voix off qui parle de la recherche du bonheur. Il met ainsi en scène le travail comme une condition au bonheur : en effet, il permet de subvenir à des besoins primaires, comme les besoins physiologiques (la faim, la soif) mais aussi de répondre au besoin de sécurité en diminuant la précarité. On retrouve ici les concepts de Maslow, psychologue, qui, en 1943, élabore une pyramide des besoins humains. Le film met en scène le sommet de la pyramide en montrant la lutte du personnage de Chris Gardner pour rester digne. Le travail devient pour lui non seulement la réponse à des besoins économiques mais aussi une façon de rester fier, d'être reconnu comme un modèle par son fils et de se sentir accompli en tant qu'individu et en tant que parent.
Zoom sur…
Le travail comme châtiment
L'analyse anthropologique de la Bible en tant que texte fondateur de la civilisation occidentale révèle elle aussi une appréciation négative du travail. Dans la Genèse, Adam et Ève, après avoir croqué le fruit défendu, sont chassés de l'Éden et condamnés à la vie terrestre, à ses vicissitudes et à la nécessité. Le travail est alors un châtiment divin pour sanctionner le péché des hommes. À Adam appartiendra la tâche de pourvoir aux besoins vitaux de l'humanité (« Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ») et ce labeur se fera dans la peine et la douleur physique. Ève a quant à elle le devoir d'assurer la reproduction de l'espèce humaine puisque son châtiment est d'« enfant(er) dans la douleur » (on parle de « salles de travail » pour nommer les chambres où les femmes accouchent). La Bible traduit donc la manière dont l'humanité perçoit le travail : c'est une pénitence, une souffrance nécessaire pour survivre, au niveau individuel et au niveau de l'espèce, un médium pénible qu'il nous faut accepter pour que ses fruits comblent la condition indigente de nos vies.
Le travail à l'heure de la société de consommation
Dans La Condition de l'homme moderne, Hannah Arendt note le paradoxe de notre rapport au travail à l'ère post-industrielle : alors que les moyens théoriques sont réunis pour nous permettre de ne travailler que quelques heures par jour, une « glorification théorique du travail » a fait de cette activité dont le but initial était d'affranchir l'homme de ses besoins primaires une finalité en soi. On ne sait plus vivre sans travailler : le labeur est devenu la référence axiologique donnant son sens et sa valeur à la vie humaine. Comment expliquer ce renversement des valeurs ? C'est que la société industrielle, capable de produire plus avec moins de travail, avant de libérer l'homme de sa pénitence laborieuse, a auparavant généré des désirs protéiformes et excessifs et l'a enchaîné à « la société de consommation ». Si bien que le travail est devenu une nécessité non plus physique, mais existentielle et économique : aliéné à ses désirs, l'homme doit travailler toujours plus pour produire toujours plus et gagner toujours plus d'argent afin de consommer toujours plus. Cette croissance monstrueuse de nos désirs de consommation a effacé en nous jusqu'aux souvenirs des activités humaines les plus hautes, celles qui définissaient la scholè des Grecs. Pour un tel homme, devenu non plus homo faber mais animal laborans, la perspective de ne plus travailler et de se retrouver face à la vacuité de son âme, incapable de s'occuper, réduit à l'oisiveté, est la pire des perspectives. L'homme de la société de consommation désenchaîné de la nécessité physique du travail, les conditions historiques ont alors fait du travail une nécessité métaphysique.
Exercice n°1
À quel type d'activité le travail renvoie-t-il selon Aristote ?
Cochez la bonne réponse.
A. Une pénitence.
B. La praxis.
C. La scholè.
D. La poiesis.
Pour Aristote, le travail doit être considéré comme une praxis car sa finalité est différente de l'action elle-même : c'est l'outil produit qui fait la valeur du travail du forgeron, et non le geste qui en rend possible la production.
Exercice n°2
Pourquoi le travail est-il une privation de liberté selon Nietzsche ?
Cochez la (ou les) bonne(s) réponse(s).
A. Il empêche de satisfaire ses désirs.
B. Il suppose trop de souffrances.
C. Il détruit toutes les forces de l'homme et annihile la volonté de l'individu.
D. Il rend l'homme docile et soumis à une volonté extérieure.
Pour Nietzsche, le travail épuise les forces physiques de l'homme et le prive de la force nécessaire pour avoir une volonté de puissance. Il est à ce titre un instrument de domination politique.
Exercice n°3
Que le travail permet-il selon Hegel ?
Cochez la (ou les) bonne(s) réponse(s).
A. La satisfaction illimitée de tous nos désirs.
B. D'humaniser le monde en modifiant la nature conformément à ce que notre raison conçoit.
C. Gagner un salaire suffisant pour s'émanciper.
D. De se libérer des contraintes de la nature et de s'émanciper des puissants.
Le travail agit dans deux directions parallèles selon Hegel : il est à la fois le moyen de modifier la nature conformément à la raison et donc de gagner en liberté, mais il force également l'homme à développer sa raison pour qu'elle prenne en compte les obstacles que suppose la nature et « humanise » ainsi l'homme.