Le langage


Fiche

« Mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur de ce monde. » On connaît cette citation célèbre de Camus, quoiqu'elle ait souvent été reprise et déformée. Mais peut-on faire autre chose que mal nommer les choses ? Le langage permet d'user d'un système de signes pour désigner des choses présentes ou absentes, réelles ou imaginaires. Sa portée symbolique déborde le réel. En disant « fleur », comme le rappelle le poète Mallarmé, je peux faire apparaître « l'absente de tous bouquets ». Le langage confère à celui qui en use le pouvoir de faire naître dans l'esprit de quiconque l'idée d'une fleur, là où il n'y a pourtant aucun bouquet. Partant, ne condamne-t-il pas les hommes au malentendu ou à la manipulation ?
I. Illusion
Le langage donne l'impression de se référer facilement au monde. Il rend possible de formuler des vérités, c'est-à-dire des énoncés qui sont en adéquation (ou en correspondance) avec le monde. Mais on doit se souvenir que tout langage est une création humaine, relative, historique et arbitraire. Les linguistes ont montré qu'un signe linguistique a du sens non par lui-même, mais grâce aux différences avec les autres signes qui composent la langue. Or, un signe est composé de deux faces : son signifiant (sa forme), associé à son signifié (une réalité, un concept, un référent). Le langage est comme une carte, une structure ou un système qui donne les coordonnées d'un concept qui lui-même, au sein de sa propre structure, correspond à une portion du réel. À chaque moment, c'est la totalité du langage qui participe à donner un sens au mot.
Les mots paraissent naturellement signifier quelque chose parce que l'on a oublié leur artificialité. Nietzsche défend pour cette raison l'idée que « les vérités sont des illusions dont on a oublié qu'elles le sont ». Car c'est bien l'homme qui oublie qu'il est le « sujet de la création artistique » du langage pour pouvoir le faire fonctionner. À la suite d'un long usage, les mots peuvent même sembler plus parfaits que la réalité qu'ils décrivent. Or, selon Nietzsche, tout être parlant risque de tomber dans le piège de cette métaphysique inhérente au langage. En prononçant le mot feuille, on ne désigne pas une feuille précisément, peut-être légèrement abîmée ou à la forme singulière : on désigne la feuille idéale, en comparaison de laquelle toutes les feuilles réelles paraissent mal peintes, mal découpées, dégradées. Posséder un langage exige donc de produire un arrière-monde idéal duquel on peut devenir prisonnier, si tant est qu'aucune feuille, aucun diamant, aucun « je t'aime » ne puisse jamais être à la hauteur de l'idée qu'il ou elle symbolise.
Exercice n°1
II. Politique
La faiblesse du langage est relative à la fonction que l'on croit devoir lui faire remplir. Le langage sert moins à décrire le monde pour lui-même que pour d'autres hommes qui l'ont en partage. Si la communication est possible, c'est parce qu'un langage est justement commun aux membres d'un même groupe. Dès lors, le langage occupe avant tout une fonction politique selon Hobbes, qui écrit que « le fait que nous puissions ordonner et comprendre les ordres est un bienfait du langage, et sans doute le plus grand ». Il serait impossible d'écrire une loi sans la force d'une « convention verbale » qui permet de s'élever au-dessus d'une pensée éphémère et singulière et lui donne une forme qui peut être comprise, partagée et recopiée. Affirmer que « tous les hommes naissent libres et égaux », c'est soutenir un idéal dont l'existence est d'abord verbale et juridique avant d'être un jour – il faut l'espérer – réelle. Quand Aristote écrit que « l'homme est un animal politique », il veut dire concrètement qu'il a un langage qui lui permet de saisir l'agréable et le désagréable, mais aussi le profitable et le nuisible, le bien et le mal, et finalement le juste et l'injuste. Le langage nous conduit vers des idées de plus en plus générales et communes.
Mentir consiste moins à mal décrire le monde qu'à rendre préférable une autre image de ce monde, c'est-à-dire manipuler le réel. Le mensonge politique utilise pleinement les ambivalences du langage. Fallait-il qualifier les exactions commises au Rwanda en 1994 de « combats inter-ethniques » ou de « génocide », sachant que ce dernier mot aurait eu pour conséquence de forcer l'ONU à intervenir pour prévenir un crime contre l'humanité en cours ? Machiavel tient cette ambiguïté pour ce qui rend possible l'action politique. Le peuple ne peut aller au plus près du pouvoir politique, c'est-à-dire « connaître par le toucher ». Il est obligé de s'en remettre à ses déclarations, à ses paroles. Il ne connaît ce pouvoir qu'à partir de l'image qu'il se construit avec ses mots, ce que Machiavel appelle « connaître par la vue ». Mentir est un des outils du politicien et c'est acceptable, à condition que ce mensonge serve un véritable but politique.
Exercice n°2
Hiéroglyphes
Hiéroglyphes
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III. Conversation
La question n'est-elle alors que de « savoir qui est le maître », comme le dit Humpty Dumpty dans Alice au pays des merveilles ? En effet, si un mot ne contient pas de sens en soi, et si sa signification n'est pas déterminée par une relation directe aux choses, alors le sens est davantage forgé par l'usage que l'on fait des mots dans un contexte particulier. Celui qui peut contrôler au mieux cet usage contrôlerait aussi le sens des mots. Le langage ordinaire aurait donc plus de poids qu'une analyse étymologique. Si une novlangue impose comme dans le roman 1984 d'Orwell que « la paix, c'est la guerre », est-ce que les deux significations vont finir par se confondre ?
La plasticité du langage appelle peut-être au contraire un travail intersubjectif d'explicitation. Quand les mots ne font pas sens, une façon d'éviter la manipulation est de discuter à leur propos en utilisant un métalangage, c'est-à-dire un langage sur le langage. On peut ainsi établir des règles de ce que serait un langage plus clair, et construire une éthique de la conversation – par exemple, préférer les énoncés brefs, vérifiables et clairs aux énoncés longs, incertains et obscurs. Les interlocuteurs construisent donc ensemble un contexte de conversation où les mots pourront déborder leur signification simple (fonction locutoire) et suggérer un sens propre à la conversation (illocutoire), voire impliquer une réaction (perlocutoire). Lorsqu'un invité, pendant un repas, demande s'il y a du sel, il ne veut pas seulement savoir si le sel existe, mais si l'on peut le lui passer, voire inciter à le lui donner. Dire, c'est donc aussi faire, c'est-à-dire construire socialement la réalité grâce au langage que nous avons en commun. Prêter serment devant un tribunal, faire des promesses, parler de soi, donner des ordres ou décrire le monde sont autant d'actes de langage. Pour cette raison, parler modifie le monde social dans lequel nous sommes engagés et grâce auquel nous pouvons aussi dire et construire notre identité.
Zoom sur…
Langages non humains
Dans les années 1920, l'éthologue Karl von Frisch qualifie de langage la danse grâce à laquelle les abeilles communiquent pour indiquer la position du pollen. Au premier abord, cette danse sert à décrire le monde de façon symbolique et à transmettre des informations. De plus, les abeilles sont capables de codifier l'emplacement d'un lieu de façon complexe. Mais le linguiste Émile Benveniste fait remarquer qu'en réalité les abeilles ne sont pas capables de reproduire le message et le transmettre d'une ruche à l'autre tant qu'elles n'ont pas été en contact avec le pollen. Elles sont incapables de dialoguer et comme tenues de dire la vérité. Pour les hommes, au contraire, le message est indépendant de ce qu'il désigne. On peut y réagir sans avoir connaissance de ce à quoi il réfère. Les morphèmes, unités minimales de sens avec lesquels nous produisons les mots, ne sont pas attachés à une réalité. Pour cette raison, nous pouvons analyser et combiner de façon illimitée des messages pour notre seul plaisir. Et nous pouvons parler sans savoir de quoi l'on parle. Mentir et créer sont les deux faces du même langage humain qui permet de dire le monde.
Exercice n°3
Pensée et langage
Le langage est l'outil indispensable à toute pensée. Hegel rapporte que Mesmer, médecin et magnétiseur du xviiie siècle, avait failli devenir fou en tentant de penser sans mots. Mais le langage est plus qu'un simple outil. « C'est dans les mots que nous pensons », écrit le philosophe, ce qui signifie que la pensée est toute entière plongée dans le langage. Il n'y a pas une pensée d'abord, ineffable, et qui trouve ensuite à s'extérioriser sous la forme de mots. Si parler fait intrinsèquement partie de la pensée, c'est d'abord parce que les pensées ne deviennent conscientes que lorsqu'elles prennent la forme objective de sons articulés ou de lettres imprimées. Objectiver son idée, c'est-à-dire la poser devant soi, dessine le mouvement de toute pensée, car c'est à cette condition qu'elle devient claire et peut être comprise.
Le langage détermine-t-il alors la pensée ? Citons en exemple la langue Kuuk Thaayorre parlée en Australie. Elle situe toute chose selon les points cardinaux. En conséquence, les Thaayorre apprennent très tôt à se repérer dans l'espace selon eux. Les langues occidentales quant à elles disent l'espace en fonction de la position du corps, selon la gauche ou la droite – ce qui définit aussi bien le passage du temps que le sens de la lecture. L'influence d'une langue sur une culture est indéniable. Le déterminisme linguistique implique donc qu'une langue formatée pourrait formater à son tour les esprits, sur le modèle de la novlangue imaginée dans 1984. Pourtant, même en supposant que l'on parvienne à fixer la créativité d'une langue et à réglementer son usage, la signification des mots reste toujours contingente, ouverte à l'accident.
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