Le devoir


Fiche

Pourquoi faire le bien ? Un homme trouve un anneau qui a le pouvoir de le rendre invisible : ne serait-il pas tenté de commettre les pires crimes, s'il était assuré de sa totale impunité ? C'est ce que fait Gygès, le héros de cette allégorie présente dans La République de Platon, qui séduit la reine, assassine le roi et s'empare du trône. Mais Socrate n'y croit pas et critique la morale de cette histoire, soutenant que tout le monde est guidé par une volonté propre de faire le bien, y compris le pire criminel, qui se trompe seulement de bien. Ainsi, personne n'agit sans un sens minimal du devoir, cette obligation intérieure à laquelle se soumet volontairement un sujet pour guider sa volonté. Mais y a-t-il vraiment une différence entre la contrainte intérieure que l'on s'impose et celle que l'on reçoit de l'extérieur par la force ? Et pourquoi risquer d'échouer à accomplir un devoir alors que l'on pourrait simplement forcer les hommes à faire le bien ?
I. Aux origines du devoir
La signification du verbe devoir s'origine dans une pratique tout à fait concrète : on se sent obligé car on doit quelque chose à quelqu'un. On a contracté une dette auprès d'un créancier. Avant d'être une obligation que l'on se donne à soi-même de façon autonome, le devoir est l'expression d'un lien de subordination entre deux personnes.
Nietzsche voit là l'origine de la morale. Pour honorer sa dette, l'animal humain va apprendre à se souvenir et à promettre. Il déploie, au-delà de sa conscience brute ancrée dans le présent, une image du futur qu'il est responsable de faire advenir. Mais cette obligation est à l'origine d'un système cruel. Car « seul ce qui ne cesse de faire souffrir reste dans la mémoire ». Agir par devoir revient donc à promettre à l'autre de souffrir au cas où l'on ne pourrait pas tenir parole. Pour garantir que personne ne trahisse en toute impunité, la morale invente un « instrument de torture » infaillible : la mauvaise conscience. L'homme devient son propre bourreau.
Statue de Kant à Kaliningrad
Statue de Kant à Kaliningrad
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II. La voie personnelle du devoir
À l'inverse, selon Kant, le devoir permet de rendre humain, et plus particulièrement de rendre libre. D'après le philosophe allemand, notre moi est divisé en un moi sensible et un moi raisonnable. Le moi sensible agit selon des mobiles, c'est-à-dire des fins qui lui sont propres. Il est soumis à des désirs et des besoins qu'il doit assouvir. Suivre ainsi ses penchants, même s'ils sont utiles ou conformes au devoir, n'est pas moral. Cela revient à devenir esclave de ses passions, aussi bonnes soient-elles. Le moi raisonnable, quant à lui, se manifeste en donnant une occasion de ne plus agir égoïstement, mais de façon désintéressée. Si nous trouvons un portefeuille, nous pouvons le fouiller et y prendre ce qui nous intéresse, ou chercher son propriétaire. La voix du devoir se fait toujours entendre et propose une nouvelle façon d'agir. Le devoir rend libre car il exige de soumettre les désirs à la raison. La volonté est alors déterminée par le moi raisonnable selon la forme d'une loi morale (du type : « Tu ne tueras point »). Tant que les humains obéissent à leurs désirs, ils se comportent en animaux, plus ou moins raffinés. La raison, en énonçant des lois universelles, permet de suivre une autre voie et d'agir, comme tous les êtres raisonnables le devraient, selon des motifs universels. Le devoir nous extirpe des mécanismes étroits de nos désirs.
Malgré la diversité de nos devoirs, ils se formulent tous de la même façon, explique Kant : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par ta volonté en une loi universelle. » Mais si le devoir est une loi, il ne me prive pas pour autant de liberté. Cette loi morale ne me rend pas esclave, car cette loi est la mienne. Partant, la loi morale exprime une autonomie, c'est-à-dire une capacité à suivre la loi qui provient de notre moi raisonnable. Elle n'est vécue comme une contrainte que par l'animal en nous qui voit ses désirs égoïstes contrariés.
Exercice n°1
III. Devoir et société
Pourtant, un problème se pose : peut-on apprendre l'autonomie, c'est-à-dire à suivre sa loi, en commençant par suivre celle des autres ? Il faut distinguer deux sortes de devoir. Le devoir tel que Kant le présente suppose une tension entre désir et raison. C'est le devoir qui apparaît dans un moment de crise : il est résistance à sa propre nature animale. Le dilemme que rapporte Kant est exemplaire en ce sens : défendre son ami en mentant, ou suivre sa raison qui commande de dire la vérité, y compris à ceux qui lui veulent du mal. Ces cas rares se distinguent d'un autre type de devoir : le devoir accompli par habitude. Vivre, manger ou regarder le dernier film à la mode ne nous mettent pas dans le même état de panique morale. Ils semblent relever d'une autre source d'obligation, qui ne serait pas tant morale que sociale.
On obéit par devoir sans se poser de questions la plupart du temps. « C'est la société, écrit Bergson dans Les Deux Sources de la morale et de la religion, qui trace à l'individu le programme de son existence quotidienne. » Et c'est seulement lorsqu'on désobéit que l'on ressent tout le poids de l'obligation sociale. Derrière le devoir, il y a donc une force plus puissante que celle de notre raison : la société. Si nous lui obéissons si facilement, c'est parce qu'elle a préparé notre action. Le devoir « s'accomplit mécaniquement ». Il émane de la partie sociale de l'individu et non de sa partie rationnelle, comme le pensait Kant. Car « sans quelque chose d'elle en nous, elle n'aurait aucune prise ». L'autonomie nécessaire à toute morale n'est donc pas autre chose qu'une hétéronomie, c'est-à-dire la soumission à une autre loi que la sienne.
Exercice n°2Exercice n°3
IV. Assujettissement et résistance
Le devoir n'est pas l'effet d'une voix intérieure qui me commande, mais d'un pouvoir extérieur qui me sculpte. Ce pouvoir n'est pas une simple contrainte, car plus que des actes, il produit des sujets qui doivent répondre de leurs actes. Foucault le nomme pour cette raison assujettissement. Par exemple, nos parents ne font pas que nous guider comme des robots : ils font de nous leurs enfants, c'est-à-dire des personnes liées par un pouvoir d'une autorité parentale. En tant que sujet, je dois faire l'aveu de qui je suis. En outre, pour parvenir à faire réaliser une action précise à quelqu'un, c'est-à-dire à le faire obéir, le pouvoir doit encadrer le sujet à de multiples moments : il doit le surveiller. La surveillance obtient davantage d'obéissance que la stricte coercition. Derrière la douceur de nos devoirs actuels (on ne demande pas au citoyen français de faire la guerre pour être un citoyen libre comme autrefois à Athènes) se cache donc simplement une discipline, plus discrète, mais non moins efficace. Le pouvoir en ce sens est « biopouvoir », car il se manifeste moins désormais par la violence ou la mise à mort que par le fait de maintenir en vie ou laisser mourir.
Mais Foucault prévient, « là où il y a pouvoir, il y a résistance ». Nos devoirs, et la discipline à laquelle il a fallu se soumettre, ne font jamais de nous de simples marionnettes. Les forces qui nous ont disciplinés ont aussi révélé nos propres capacités. Il n'y a pas d'obéissance absolue ni de devoir absolu. Ainsi, les capacités révélées à l'élève par le professeur peuvent très bien échapper à ce dernier et produire une résistance, voire une critique du professeur. On peut résumer ainsi le paradoxe du pouvoir : pour être efficace, il doit produire des sujets assez autonomes pour désobéir. Nous sommes donc capables de résister et de faire quelque chose de ce qui a été fait de nous. Pour éviter que nos devoirs ne soient que l'expression d'une soumission aveugle, il faut entamer un examen critique des dispositifs parfois invisibles dans lesquels nous sommes pris.
Exercice n°4
Zoom sur…
Héros
Tout le monde désormais connaît cette phrase : « Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités. » Spiderman reçoit cette leçon de son oncle Ben après avoir utilisé ses pouvoirs à des fins purement égoïstes. Il prend alors conscience qu'il peut améliorer la vie des New-Yorkais et par conséquent qu'il doit le faire. Cette formule pourtant confond deux choses : la réalité (ici le fait d'avoir des pouvoirs) et l'obligation morale, le devoir-être.
Comme le fait remarquer Hume, on ne peut pas passer sans raison d'une description, d'un état de fait, à une prescription, à un devoir. Par exemple, ce n'est pas parce que l'on est carnivore que l'on doit manger de la viande, ou parce que fumer tue que l'on doit arrêter de fumer. Il est important de faire réapparaître les valeurs manquantes pour produire un raisonnement complet : c'est parce que j'accorde de la valeur à ma santé que je vais arrêter de fumer – étant entendu que fumer tue réellement. Les héros n'ont pas de meilleures intentions, ils ont simplement de meilleurs moyens pour parvenir à les réaliser.
Mais tout change si l'on adopte le point de vue du philosophe utilitariste et conséquentialiste. Pour Peter Singer, par exemple, il est important de pouvoir faire le plus d'actions bonnes possible. Il n'hésite pas par exemple, selon sa doctrine de l'altruisme efficace, à conseiller à ses meilleurs élèves en philosophie de se réorienter vers des études dans la finance. Ainsi, ces derniers pourront donner plus d'argent à des associations caritatives et sauver plus de vies. Bill Gates, qui soutient de nombreux projets humanitaires, est selon Singer le plus grand altruiste de toute l'histoire de l'humanité.
Dette et religion
En utilisant l'idée des ancêtres puis de Dieu, la religion rend les hommes coupables dès leur naissance. Ces derniers sont en effet infiniment redevables à l'égard des dieux qui ont rendu leur existence possible. La civilisation produit donc certes un homme qui sait promettre, conclut Nietzsche, mais qui est aussi devenu « malade de lui-même ». La religion a cependant aussi servi à mettre fin aux excès de la dette. Dans l'Ancien Testament, Néhémie est pris en exemple car il efface les dettes et rend leurs terres ou la liberté à ceux qui en avaient été privés. Le pardon rompt le cercle vicieux de l'endettement qui avait été amorcé par une morale trop étriquée. Mais il ne concerne que ce qui est inexcusable selon Jankélévitch. Obligé de se cacher pendant la Seconde Guerre mondiale parce qu'il était juif, le philosophe écrit que le pardon est l'ultime recours d'une liberté humaine face à une tragédie que l'on ne pourra jamais quantifier ou dédommager entièrement : « Puisque le crime est inexcusable et inoubliable, qu'au moins les offensés lui pardonnent : c'est tout ce qu'ils peuvent faire pour lui. » Ce geste, par-delà bien et mal, ne peut être résumé à quelques règles ou se limiter à une preuve de gentillesse. Il échappe à la raison. C'est alors à la religion, la politique ou l'art, et non à la philosophie, qu'il revient de tracer les contours du chemin qu'emprunte le coupable pour se racheter et trouver la paix.
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