La conscience


Fiche

La conscience est un état et une activité de l'esprit qui signifie étymologiquement « savoir avec ». Un être conscient, c'est un être qui se représente avec lucidité son propre état, mais aussi l'ensemble des objets qui l'entourent. La conscience peut s'opposer : à l'inconscience, c'est-à-dire l'état dans lequel est une personne qui dort ou un individu imprudent, qui néglige les conséquences de ses actes ; à la non-conscience, qui caractérise la plante ou n'importe quel objet inanimé ; à l'inconscient, au sens psychanalytique du terme. Avoir conscience de soi, c'est sentir et savoir que nous sommes les sujets de nos actions comme de nos représentations. Dans quelle mesure l'homme possède-t-il cette capacité à se connaître soi ? Le sujet est-il transparent à lui-même ? Qu'est-ce que la conscience est en mesure de connaître du moi ?
I. La dispersion du moi, première difficulté de la conscience
• Dans son célèbre texte des Pensées intitulé « Qu'est-ce que le moi ? », Pascal cible le problème de la dispersion du sujet dans le temps. Il se demande ce que l'on aime dans une personne quand on l'aime d'un amour véritable, ce qui revient à s'interroger sur ce qu'est la personne que l'on aime. Ce ne peut être le corps, sans quoi l'amour s'effacerait à la suite des ravages de la petite vérole. Ce n'est pas non plus la raison, l'intelligence ou la mémoire de l'individu, car on peut les perdre sans se perdre (on peut par exemple continuer d'aimer son parent qui aurait perdu la raison). « Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps ni dans l'âme ? », demande Pascal, qui démontre ainsi que le moi est difficile à cerner. « On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités empruntées », écrit-il. Cela revient à dire qu'il n'y a rien qui définisse le sujet en propre. Les qualités de l'individu ne font que changer à travers le temps, ce sont des « qualités empruntées », car on les porte pour un temps, puis on s'en défait. Le moi semble ainsi être une illusion, le sujet se disperse et l'on ne voit pas où poser le regard de la conscience pour se connaître.
Descartes, dans la première des Méditations métaphysiques, doute de l'existence de tout ce qui existe. Puisque les sens humains trompent parfois (l'homme est sujet aux mirages), on ne peut affirmer que ce que l'on ressent existe ; puisque la raison peut aussi tromper (erreur de raisonnement, de calcul…), on ne peut davantage affirmer l'existence des choses connues de la raison. Le sujet ne peut rien connaître de lui avec certitude, ni ses qualités physiques ni ses qualités intellectuelles. Peut-être même son existence entière pourrait-elle être remise en doute. Pourtant, il existe bien une certitude dont le sujet puisse prendre conscience. Dans la seconde des Méditations métaphysiques, Descartes apporte la preuve de l'existence du sujet grâce à l'expérience de la conscience rationnelle que l'on appelle cogito. Quand je doute, il n'y a qu'une chose qui demeure quel que soit l'objet dont je doute : le je qui doute. Je ne peux jamais arrêter de douter : même lorsque je doute que j'existe, le je qui doute continue de penser. L'existence du sujet ne peut donc jamais être remise en cause : aussi longtemps que je pense, j'existe. Ce regard réflexif sur soi, c'est ce que l'on appelle la conscience : avoir conscience de soi, c'est se penser soi-même, réfléchir à ce que l'on est. C'est donc la conscience qui dégage la certitude que la faculté de penser crée l'unité du sujet : le sujet ne se dissout pas dans le devenir, l'individu ne tombe pas dans le néant, parce qu'il y a une unité rationnelle de la pensée. La conscience rationnelle dégage une certitude : « Je suis une chose qui pense, c'est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison, qui sont des termes dont la signification m'était avant inconnue. »
Exercice n°1Exercice n°2
II. La conscience mémorielle : l'unité du sujet à travers le temps
• Dans son Essai sur l'entendement humain, Locke s'interroge sur l'identité personnelle. Son questionnement ne porte pas seulement sur ce qui nous qualifie en tant qu'êtres humains en général, comme a pu le faire Descartes, mais aussi sur ce qui nous qualifie en propre, ce qui explique le « soi » (self). Qu'est-ce qui explique que l'on puisse dire d'un petit enfant et d'un vieillard qu'ils sont la même personne, une personne unique ? C'est la mémoire, qu'il appelle consciousness (que l'on traduit par « conscience »), c'est-à-dire le fait d'avoir le souvenir de tous ces états que l'on a traversés et de les lier entre eux. Autrement dit, c'est une faculté proprement humaine que de pouvoir constituer un sujet, parce qu'en se prenant pour objet de réflexion, en se disant « Je me souviens de tel et tel souvenir », on peut établir que c'est le même je qui a été conscient de tous ces états, aussi variés soient-ils.
C'est pour cela que le terme employé par Locke n'est pas memory : il ne s'agit pas seulement d'avoir le souvenir (on resterait un agrégat d'états divers), il s'agit d'être conscient d'avoir été l'acteur de chacun des états que l'on a traversés. C'est donc la mémoire consciente qui crée la personnalité propre. L'enjeu est d'ordre moral : la conscience n'est pas un principe moral (un tel emploi est un abus de langage) mais un principe ontologique permettant d'affirmer qu'une personne est la même malgré le temps qui passe. De la conscience mémorielle des actes résulte donc la responsabilité morale : je suis responsable de ce que j'ai fait il y a trente ans, et je ne peux invoquer l'argument qui consiste à dire : « Je ne suis plus le même?! » En effet, affirmer ne pas être responsable de ses actes reviendrait à nier sa propre humanité.
Exercice n°3
Le Caravage, Narcisse
Le Caravage, Narcisse
DR
III. Une connaissance de soi inégalée
• Au-delà de la personnalité psychologique, c'est un éclairage particulier sur nos actes que permet la conscience selon Bergson. Il y a une grande différence entre saisir un objet, courir ou parler, et voir ou entendre quelqu'un d'autre le faire. Le regard que la conscience porte sur soi apporte un éclairage différent du simple constat que l'on peut appliquer à autrui. On ne se regarde pas soi-même comme on regarderait un autre : il y a une dimension supplémentaire. La conscience dresse un mur entre moi (dont je connais tout et que la conscience peut saisir d'une manière particulière) et autrui (que je ne connais qu'empiriquement, au moyen de l'expérience, par la perception externe).
Bergson, dans son Introduction à la métaphysique, prend l'exemple du personnage de roman : quel que soit le nombre de descriptions qu'en fera l'auteur, cet être de papier ne sera jamais connu qu'extérieurement. Aussi loin qu'aille le narrateur d'À la recherche du temps perdu dans la description de ses pensées, de sa mémoire, aussi subtilement qu'il explique la réminiscence permise par le goût de la madeleine, le lecteur ne peut jamais connaître ses actes et ses pensées qu'à partir de ce qui est dit. On est donc toujours privé de la dimension de la conscience interne des actes du personnage : « Mais ce qui est proprement elle, ce qui constitue son essence, ne saurait s'apercevoir du dehors, étant intérieur par définition, ni s'exprimer par des symboles, étant incommensurable avec toute autre chose. » Pour Bergson, la conscience rend possible la connaissance par intuition, cette faculté de connaître l'objet « de l'intérieur », de coïncider avec lui. Quand on voit quelqu'un bouger son bras, on ne voit en fait qu'une trajectoire, c'est-à-dire une succession de points, mais on ne saisit pas le lien qui unit les points. Ce lien, c'est le mouvement, qui est provoqué par la volonté du sujet. Or, pour saisir cette pensée qui crée le mouvement, il faut être interne au sujet. C'est pourquoi seul le sujet peut connaître par intuition consciente le mouvement de ses actes, savoir ce qui l'a animé, ce qu'il a voulu, ce qu'il a ressenti quand il a fait tel geste. Il y a une dimension incommunicable dans les actes que seule la conscience saisit.
Zoom sur…
L'épochè phénoménologique
Dans ses Méditations cartésiennes, Husserl s'interroge sur le fait de savoir si le mur dressé par la conscience entre le sujet et le monde est infranchissable. Si le cogito cartésien fait émerger la notion de conscience et nous donne la certitude de notre propre existence, notre contact au reste du monde et à autrui ne nous est donné que par la perception, qui peut, elle, toujours être remise en doute. Rien ne nous assure alors que le reste du monde existe, puisque je peux toujours être abusé par mes sensations. Je crois voir autrui, je crois parler à quelqu'un, je crois sentir le monde qui m'entoure, mais rien ne me l'assure. Si je peux avoir la certitude que moi qui vous parle existe, rien ne m'assure que le reste du monde existe. Ce constat amène le sujet à suspendre l'attitude naturelle, celle que l'on a tous en vivant dans ce monde en faisant « comme si » il existait, pour entrer dans une attitude de suspension de toutes nos certitudes concernant l'au-delà de la conscience, la fameuse épochè phénoménologique.
La conscience dérive du corps
Traditionnellement, la philosophie a toujours pensé la conscience comme ontologiquement supérieure au corps. Nietzsche opère un renversement de cette hiérarchie : il pose la conscience comme dérivative du corps. Le corps est premier : il est pluralité de forces qui luttent les unes contre les autres. Ces forces constituent ce que Nietzsche appelle « la volonté de puissance », cette force qui cherche son propre accroissement, toujours en devenir… L'individu vit une pluralité de sensations, d'identités, de rôles. Réduire la conscience à une unité, c'est vouloir enfermer l'homme dans une identité unique, c'est vouloir le réduire à un seul rôle et ce rôle est défini par la philosophie comme celui de l'« animal rationnel ». Or, selon Nietzsche, « tout acte de volonté comporte premièrement une pluralité de sentiments ». L'unité du « je pense » n'est donc qu'un préjugé, une illusion de la grammaire qui laisse croire que le je décide de la pensée. Cette illusion est confortable car face à la pluralité du monde, il est rassurant de se penser comme une unité plutôt que pris dans un devenir permanent.
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