L'art


Fiche

« L'art est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art. » C'est par ce paradoxe que l'artiste Robert Filliou définissait l'art : à la fois production concrète de beauté et effort répété pour dépasser le registre des formes préexistantes. Parce qu'il se renouvelle sans cesse, l'artiste admet que l'existence humaine est incomplète. Mais une activité aussi légère et superficielle que l'art peut-elle vraiment donner une valeur à la vie ? Ne se limite-t-elle pas à n'être, selon la formule de Camus, qu'un « luxe mensonger » ?
I. Bien plus qu'un savoir-faire
vant de produire des objets artistiques, chaque culture développe des techniques pour se perpétuer. L'art naît du détournement des savoir-faire disponibles. La taille du silex devient sculpture, la parole devient chant, l'écriture devient roman, les ordinateurs calculant les équations de diffusion de la bombe atomique deviennent jeux vidéo. Comment glisse-t-on de la technique à l'art ?
Les artistes, tout comme les artisans, fabriquent des objets. Et comme eux, ils ont recours à un savoir-faire transmis de génération en génération. Mais si la fabrication d'un objet doit suivre des règles, l'objet lui-même ne dicte aucune règle d'utilisation. Car l'art déborde le cadre de l'action efficace et concrète. « Tout art est parfaitement inutile », écrit Oscar Wilde. Au lieu d'être utilisée puis usée ou jetée, c'est-à-dire consommée, une œuvre d'art doit représenter quelque chose, c'est-à-dire rendre présente à nouveau une chose absente, une idée abstraite ou une divinité.
Dans l'Antiquité, les récits mythiques qui racontent la naissance de l'art lui attribuent la fonction de rappeler à la mémoire la figure d'un être cher. Orphée chante le souvenir d'Eurydice restée aux enfers, et la fille du potier Boutadès trace le contour de l'ombre de son amant au charbon pour que son père en fasse ensuite un bas-relief.
II. Imitation ou expressivité
L'artiste a une responsabilité centrale : il doit savoir ce qu'est le réel pour pouvoir l'imiter. Mais il avance le long d'une frontière ténue entre mensonge et vérité : il faut faire croire au réel, être réaliste, mais aussi frapper la sensibilité du public, quitte à s'éloigner de la stricte vérité. Platon reproche ainsi à Homère de faire pleurer Achille à la mort de son compagnon Patrocle pour émouvoir son lecteur. En sacrifiant la vérité au lyrisme, l'auteur de l'Iliade ne montre pas au spectateur la véritable nature du courage. Aujourd'hui, il est courant qu'un film historique ou biographique ne suive pas l'ordre ou le détail des événements pour proposer un récit agréable et lisible, avec ses moments d'intensité, ses flash-back et ses résolutions. À la racine de ce mensonge, selon Platon, il y a une distance plus grande encore avec le réel, qui est au fondement même de l'art. Supposez un lit. L'artisan a besoin de connaître en détail l'idée du lit pour fabriquer un lit concret. Le peintre lui n'a besoin que de l'apparence du lit pour le peindre. Le lit de l'artiste est donc éloigné de l'idée originaire du lit de deux degrés.
Cet éloignement primitif avec la réalité peut néanmoins être vu aussi bien comme une malédiction que comme une chance. Car l'artiste peut faire plus que copier improprement un réel qui lui échappe. Il est sans doute naturel de trouver ridicule un humain qui s'égosille pour imiter le chant d'un rossignol. « L'art restera toujours au-dessous de la nature », comme l'écrit Hegel. Mais ce qui nous touche, par exemple, dans la langue palawan (Philippines), qui imite le chant des oiseaux pour les nommer, ou dans les pièces pour piano Catalogues d'oiseaux d'Olivier Messiaen, c'est justement l'expression d'une subjectivité profondément humaine face à la nature. L'art peut servir à exprimer une intériorité au-delà des conventions figuratives.
Jean Siméon Chardin, La Raie, 1728
Jean Siméon Chardin, La Raie, 1728
DR
C'est en ce sens que le peintre et musicien Paul Klee justifiait l'art abstrait dans sa Théorie de l'art moderne. Tel un arbre, l'artiste plonge ses racines dans le réel pour produire un ramage tout différent de ses racines. Et il ajoute : « Il ne vient à l'idée de personne d'exiger d'un arbre qu'il forme ses branches sur le modèle de ses racines. » Pour cette raison, « l'art ne reproduit pas le visible mais rend visible ». L'artiste peut définir librement sa vision du monde, son esthétique. Il poursuit ainsi le geste créateur de la nature elle-même plutôt qu'il n'imite son résultat.
Exercice n°1
L'activité de l'artiste : Marc Chagall, Les Bœufs écorchés
Rembrandt, 1655
Rembrandt, 1655
Chagall, 1947
Chagall, 1947
Le Bœuf écorché est un tableau de Rembrandt datant de 1655, auquel Chagall répond par son propre Bœuf écorché en 1947.
Si l'on observe le tableau de Rembrandt, on voit que le peintre fait preuve d'un style plutôt réaliste, appuyé par un clair-obscur mettant en avant la chair du bœuf suspendu. Celui-ci a le ventre tourné vers nous et est accroché par les pattes arrière, ce qui pourrait évoquer la Crucifixion.
Chagall reprend le sujet, mais en modifiant le tableau. Le clair-obscur est remplacé par l'opposition chromatique d'une couleur chaude et d'une couleur froide, du rouge et du bleu. Le style devient surréaliste. Le bœuf n'a plus le ventre vers nous mais le dos, ouvert, donnant l'idée que le tableau pourrait être lu comme le verso de celui de Rembrandt. La référence christique est plus assumée avec la présence d'un ange planant dans le ciel.
On peut penser que Chagall a repris une œuvre classique qui l'a marqué en l'inscrivant dans le style qui est le sien. On peut aussi imaginer qu'il s'est servi du tableau pour évoquer la situation politique du pays : la présence du blanc, du bleu et du rouge ainsi que celle des coqs pourraient évoquer la France, elle aussi écorchée par la guerre et l'Occupation, attendant d'être libérée.
Quelle référence philosophique ?
Dans les deux cas, on observe quelque chose d'assez courant en art : la réappropriation originale d'un motif du passé. À la différence de l'imitation ou de la copie, le but de l'artiste est ici de réinventer les codes et l'œuvre du passé, de surprendre par de nouvelles pratiques.
Kant, dans La Critique de la faculté de juger, qualifie le génie par l'« originalité exemplaire ».
L'artiste doit en effet être original : reprendre sans cesse les mêmes motifs avec les mêmes codes et les mêmes structures – ce qu'on appelle le classicisme – est ennuyeux et tend à scléroser l'art.
Mais il ne peut pas se contenter d'être original : il serait alors le seul à comprendre son art. Il doit donc reprendre certaines règles établies, dont il sait qu'elles sont efficaces, mais en les détournant, en les subvertissant, en les modifiant, en les réinventant.
On peut opposer, en ce sens, son rôle à celui de l'artisan qui, souvent, applique scrupuleusement les règles de son métier pour honorer une commande. De nos jours, c'est le designer qui a pour but de reprendre des règles et des tendances établies pour créer quelque chose de beau et plaisant.
III. Le problème de la modernité
Le champ de l'art est-il sans limites ? L'autonomie du champ artistique est ce qui a défini la modernité. L'artiste n'a plus de comptes à rendre à la morale ou à la science de son temps. Lors de son procès en 1857, Baudelaire explique que l'œuvre contient sa propre morale indépendante des conventions sociales. Telle est la « morale des arts », qui justifie de chercher par exemple à représenter la beauté du mal, à raconter la passion d'une femme adultère, ou à plonger dans le monde interlope du crime.
L'artiste est donc libre de nouer avec son époque un lien original, explique Baudelaire. « La modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable. » Cette combinaison toujours imprévisible est la cause d'une nouvelle beauté « bizarre », indéfinissable, qui peut et doit déstabiliser son public. L'art n'est pas un message qui serait facilement lu et compris. Il doit se poser comme un problème, parce qu'il n'existe pas de beauté éternelle qui ne doive s'incarner à travers une histoire, une culture, une personne.
Exercice n°3
IV. Qu'est-ce qui pourra sauver la beauté ?
La diversité des formes artistiques met à mal la prédominance d'une formule de la beauté qui pourrait être universelle. « Je trouve cette idée de beauté une maigre et peu ingénieuse invention », écrivait l'artiste Jean Dubuffet, reprochant à la beauté de réduire le champ des expériences esthétiques à celles qui seraient prétendument belles. Les artistes doivent redéfinir l'art indépendamment de ce qui serait seulement un art beau ou réussi. La question « Qu'est-ce que l'art ? » doit être remplacée par la question « Quand y a-t-il de l'art ? ». Une œuvre d'art laide ou neutre esthétiquement est tout à fait envisageable tant qu'elle « fonctionne d'une certaine façon comme symbole », écrit Nelson Goodman. Qu'il s'agisse d'une pile de papier vierge à disposition du public (Félix Gonzales-Torres) ou d'un aspirateur sous plexiglas (Jeff Koons), l'œuvre doit être empreinte d'une « théorie artistique » pour entrer dans un musée, justifie Danto. Il n'y a donc plus d'œuvres qui s'imposent seulement au nom de leur seule puissance artistique. Toutefois, on ne saurait appeler « art » n'importe quelle production qui serait vendue très cher sur le marché de l'art. Tout art réclamerait d'être étudié et compris à travers une histoire de l'art. Un artiste s'intègre à une époque tout en rendant un nouveau genre de beauté visible. Même s'il paraît simple de copier Matisse, une telle imitation n'est possible que parce que l'artiste a d'abord justifié de voir la beauté de ces formes pour ainsi dire découpées à vif dans la couleur.
Contre l'assujettissement philosophique d'une œuvre d'art toujours à expliquer et à étudier, la recherche d'un art simple, naïf et beau n'a pas été abandonnée. Selon Walter Benjamin, la diffusion à grande échelle de l'art du fait de sa reproductibilité technique permet d'attribuer aux œuvres une nouvelle valeur. Contre l'aura d'une œuvre, c'est-à-dire son existence historique et unique, s'est imposée une « valeur d'exposition ». Du design de la chaise de classe aux séries que l'on regarde sur son téléphone en passant par la mode, ce qui compte est d'être vu et de marquer l'esprit d'un spectateur distrait. L'authenticité de l'œuvre d'art est délaissée au profit du partage d'une expérience commune. L'œuvre compte moins que l'expérience esthétique à laquelle elle donne naissance. La sociologie de l'art étudie comment des arts ordinaires produisent de nouveaux plaisirs esthétiques (tels que la décoration d'intérieur, la cuisine ou le jardinage…). Les études culturelles montrent quant à elles comment des publics différents se rassemblent en communautés de « fans », s'emparent d'une œuvre et se l'approprient en en proposant une nouvelle lecture. Cette culture populaire n'est pourtant pas dénuée d'idéologie, puisqu'elle se veut démocratique au point que l'autorité de l'artiste cède devant ce que Michel de Certeau a appelé des « braconniers culturels », qui revendiquent pour eux le pouvoir d'interpréter et de participer continuellement à l'élaboration de l'œuvre d'art. Quitte à obliger l'art une fois de plus à se réinventer.
Exercice n°2Exercice n°4
Zoom sur…
Le goût
« On goûte le ragoût, et même sans savoir ces règles, on connaît qu'il est bon. » Par cette référence à la cuisine la plus rustique, l'abbé Dubos défendait l'idée que tout individu sait naturellement ce qui est bon pour lui. Contre une esthétique figurative et classique où le beau doit aussi dire le vrai, la notion de goût conduit à penser que les différences subjectives peuvent être légitimes plutôt que d'indiquer une erreur.
Une fois reconnu dans le domaine de l'art que « la beauté est dans l'œil de celui qui la contemple », il reste pourtant à déterminer si celui qui goûte possède un bon goût, c'est-à-dire un goût sain, qui n'est ni détérioré physiquement (par une maladie, par exemple) ni limité à des préférences et des expériences singulières. On sort ainsi d'une impasse subjectiviste, pour qui tous les jugements de goût seraient équivalents. Si l'œuvre d'art a moins besoin d'être connue que d'être appréciée, il faut donc que le goût soit raffiné. David Hume préconise ainsi d'être en bonne santé, doué d'une certaine délicatesse de goût, capable – sans préjugés – de comparer plusieurs œuvres, de pratiquer les arts et de juger une œuvre à l'aune des intentions de l'artiste.
Cette éducation artistique ne vise rien moins qu'à faire d'un homme singulier un homme devenu norme du goût, un expert, c'est-à-dire un homme capable de sentir comme tous les hommes le devraient. On pourrait reconnaître aujourd'hui dans les notations attribuées à un film sur Internet l'incarnation de cet idéal visant à produire une véritable moyenne des goûts. L'objectif de Hume n'est cependant pas de parvenir à une vérité artistique mais plutôt de faire de l'art un instrument de modération et de maîtrise des passions humaines.
Le Beau
« L'art doit avant tout embellir la vie. » Si l'art est la faculté de créer de belles choses, toute création implique nécessairement de transformer ce que la vie a préalablement donné. Selon Nietzsche, créer du beau revient donc à embellir ce qui était laid – ou, suivant les mots de Baudelaire, à « transformer la boue en or ».
Deux types de rapport à la vie sont envisageables. Nietzsche appelle « apollinienne » la beauté qui naît de la dissimulation de la laideur, l'évasion dans un rêve, à la recherche d'une beauté ordonnée et tranquille. Et il nomme « dionysiaque » la beauté désordonnée de l'extase et de l'ivresse dans laquelle s'abîme l'artiste lorsqu'il plonge au plus près de la source même de la vie. La beauté peut être qualifiée de mensonge parce qu'elle naît du refus du monde comme il est. Mais l'artiste est aussi celui qui dit avec le plus de vérité à quel point la vie a besoin d'être changée. En ce sens la beauté est vraie, non parce qu'elle reflète le réel, mais parce qu'elle est une réaction nécessaire face à un réel insupportable. Mais sommes-nous tous d'accord pour déclarer par exemple avec Nietzsche que « la vie serait une erreur » sans la beauté de la musique ?
Plus qu'un sentiment, la beauté est l'objet d'une discussion. Elle ne se confond ni avec le sentiment de ce qui est agréable, trop particulier pour être communiqué, ni avec une connaissance, qui se passerait de tout ressenti. Kant distingue la « beauté adhérente », qui est la parfaite représentation d'un concept (comme lorsqu'on dit d'une voiture qu'elle a tout ce que l'on attend d'une vraie voiture), de la « beauté libre », qui ne se réduit pas à un concept et qui sollicite au contraire le libre jeu de nos facultés. La véritable beauté est libre parce qu'elle nous donne un plaisir particulier à réfléchir à la manière dont les formes s'organisent en sollicitant aussi bien notre imagination que notre entendement et notre raison. Elle sollicite en effet notre besoin de comprendre et de communiquer à tout le monde ce que l'on ressent autant qu'elle nous prive d'un message clair. C'est en ce sens que Kant peut écrire que le beau est « ce qui plaît universellement sans concept ». La notion de beauté autorise une discussion sur ce que l'on ressent.
© 2000-2024, rue des écoles