Balzac, La Peau de chagrin : les romans de l'énergie, création et destruction

La Peau de chagrin n'est pas le premier roman de Balzac, qui a déjà écrit et publié divers récits sous un pseudonyme et fait paraître en décembre 1829, une Physiologie du mariage, écrite par « un jeune célibataire », qui attire sur lui les regards et les éloges. La parution en 1831 de La Peau de chagrin vient confirmer le succès de l'auteur de la Physiologie du mariage et marque le début de la célébrité de Balzac qui s'affirme en tant que romancier. À cet égard, La Peau de chagrin apparaît comme un roman particulier, une sorte de somme littéraire, politique, sociale et philosophique dans laquelle Balzac livre une vision grimaçante de la société de son temps.
I. Plasticité du genre romanesque
Dans le sillage de Sterne et de Rabelais
Dès la première page, Balzac place son roman sous l'égide de l'un des romanciers les plus originaux de la littérature britannique, Laurence Sterne. Sous le titre de son œuvre, Balzac fait en effet reproduire la ligne serpentine du chapitre CCCXXII de Tristram Shandy , le célèbre roman de Sterne, et qui figure les aléas de la vie. Un peu plus loin, dans la partie intitulée « Le talisman », les retrouvailles de Raphaël et d'Émile sont placées sous le patronage de Rabelais, Émile rêvant d'une « joyeuse vie à la Panurge » et annonçant à Raphaël tandis qu'ils se rendent au dîner donné par le banquier Taillefer qu'ils vont faire « suivant l'expression de maître Alcofribas, un fameux tronçon de chiere lie ». Raphaël quant à lui a concentré toute sa philosophie dans deux mots de Rabelais : « Carymary, Carymara ».
Les références à Sterne et Rabelais situent La Peau de chagrin dans la lignée d'œuvres romanesques hétéroclites, tant dans leur contenu, mêlant narration et réflexions philosophiques, que dans leur forme, empruntant à diverses sortes de récits.
Une forme ductile
La Peau de chagrin, qualifiée de « roman philosophique », présente cependant une allure de « conte oriental » selon une expression que l'on retrouve dans les manuscrits de Balzac. De fait, l'origine de la peau de chagrin est orientale, Raphaël parlant d'une peau d'« onagre », c'est-à-dire d'un âne sauvage d'Iran, ancienne Perse, lieu où se déroulent plusieurs contes des Mille et une Nuits. Cette peau porte le cachet du roi oriental Salomon et les paroles qui y sont inscrites seraient en sanscrit, langue autrefois parlée dans le sud de l'Inde, dont provient une partie des contes des Mille et une Nuits. L'aspect merveilleux de La Peau de chagrin, représenté par le pouvoir de la peau, est cependant tempéré par de possibles interprétations rationnelles de cette histoire, qui tendent à l'installer dans une tonalité fantastique.
Outre sa proximité avec le conte, La Peau de Chagrin, a aussi des airs d'autobiographie fictive, lorsque Raphaël, dans un long monologue à peine interrompu par Émile, se lance dans le récit de sa vie dans la deuxième partie du roman, « La femme sans cœur ».
Enfin, La Peau de chagrin s'inspire aussi des récits romantiques et gothiques anglais et irlandais comme Manfred (1817) de Lord Byron ou Melmoth ou L'Homme errant (1820) de Maturin. Mais l'aspect irrationnel du roman de Balzac va de pair avec une représentation minutieuse de la société de son temps.
II. Un condensé de la société de son temps
La société croquée et vilipendée
Le succès rencontré par La Peau de chagrin à sa publication serait dû en grande partie à la justesse du tableau de société que brosse ce roman. Comme l'écrivait Philarète Chasles dans son introduction aux Romans et contes philosophiques de Balzac en 1831, « Si la société telle qu'elle est vous ennuie tant soit peu, et qu'il vous agrée de la voir pincée, fouettée, marquée, en grande pompe, sur un bel échafaud, au milieu de tout le fracas d'un orchestre rossinien, d'un tintamarre et d'un charivari incroyable, et de la décoration la plus étourdissante, lisez La Peau de chagrin, vous en avez pour trois nuits d'images éclatantes et terribles […] ; et pour un an de réflexion, si vous êtes né contemplateur, observateur et penseur ». Le commentaire de Philarète Chasles résume à la fois le pittoresque et le sérieux des descriptions et portraits réalisés par Balzac.
Dans ce roman, plusieurs personnages incarnent des types de la société et leur histoire personnelle représente quant à elle une partie de la grande Histoire. Par exemple, Taillefer qui aurait fondé sa fortune sur le meurtre, pendant la Révolution, « d'un Allemand et quelques autres personnes qui seraient […] son meilleur ami et la mère de cet ami » et qui, sous le règne bourgeois de Louis-Philippe, est devenu, grâce à cet argent mal acquis, un puissant banquier. L'ami de Raphaël, Émile Blondet, qui s'apprête dans le roman à devenir rédacteur en chef du journal fondé par Taillefer, personnifie le type du journaliste désinvolte et ambitieux comme il le professe lui-même. Quant à Fœdora, cette « femme sans cœur », si elle appartient à ces femmes vaniteuses, coquettes et narcissiques qui hantent la bonne société parisienne, Balzac en fait même l'incarnation de la société elle-même à la fin du roman : « Oh ! Fœdora, vous la rencontrerez. Elle était hier aux Bouffons, elle ira ce soir à l'Opéra, elle est partout, c'est, si vous voulez, la Société. »
Une désillusion politique
Or dans La Peau de chagrin, la peinture faite par Balzac de la société exprime une désillusion politique. Balzac résume par le truchement d'Émile l'instabilité politique de son époque et l'impasse où elle se trouve : « Le gouvernement, c'est-à-dire l'aristocratie de banquiers et d'avocats qui font aujourd'hui de la patrie comme les prêtres faisaient jadis de la monarchie, a senti la nécessité de mystifier le bon peuple de France avec des mots nouveaux et de vieilles idées, à l'instar des philosophes de toutes les écoles et des hommes forts de tous les temps. »
À travers les « mots nouveaux » donc, ce sont, en dépit des révolutions, les mêmes « vieilles idées » qui perdurent. Les aléas de la trajectoire du père de Raphaël (établi au cœur du pouvoir sous la monarchie, puis renversé par la Révolution, puis relevé par l'Empire et à nouveau renversé par la Restauration) figurent cette instabilité politique qui, en quelques années, plaça certaines familles au-dessus des autres pour les jeter ensuite à bas, puis les réintégrer ou les désintégrer définitivement. La politique n'a plus rien d'idéal et la situation invite comme le dit Émile, à se moquer « de la liberté autant que du despotisme, de la religion aussi bien que de l'incrédulité », la patrie étant « une capitale où les idées s'échangent et se vendent à tant la ligne ». L'argent fait la politique et le règne de l'argent pousse les uns et les autres à se prostituer, au sens propre comme au figuré.
III. Un précipité du désir ?
Une déception épistémique
La désillusion politique se double d'une déception épistémique dans La Peau de chagrin . Lorsque Raphaël se met à rechercher une solution scientifique au rétrécissement de la peau, les savants qu'ils consultent se révèlent impuissants. Monsieur Lavrille, éminent zoologue, après lui avoir débité tout ce qu'il sait sur l'espèce des canards puis tout ce qu'il sait sur l'onagre, lui conseille d'aller voir Planchette, le « célèbre professeur de mécanique », n'ayant, lui, rien d'autre à lui offrir qu'une « nomenclature », définie ironiquement par le narrateur comme « toute la science humaine ». Planchette quant à lui, malgré son ingénieuse explication de la presse hydraulique et l'expérimentation tentée avec celle-ci, se révèle tout aussi incapable d'aider Raphaël. Reste alors le chimiste Japhet chez lequel Planchette conduit Raphaël et qui commence par déclarer qu'il n'y a « rien de neuf » du côté de la chimie. Il serait pourtant ravi de découvrir la « diaboline » que pourrait contenir la peau de chagrin, qu'il tâte en premier lieu... avec sa langue ! Mais la peau lui résiste à lui aussi.
Ce tour des savants par Raphaël, en même temps qu'il permet de dresser un état des lieux humoristique des connaissances scientifiques du temps de Balzac, ne fait que souligner l'impuissance des savants, ici tournés en ridicule à cause de leurs tics et manies et de leur manque de résultats. L'esprit scientifique lui-même est mis à mal lorsque, pour toute conclusion de l'affaire, Planchette et Japhet éclatent de rire aux bons mots qu'ils s'adressent et s'en vont dîner « en gens qui ne voyaient plus qu'un phénomène dans un miracle ».
D'une « théorie de la volonté » à un éloge paradoxal de la volonté ?
Lors de la rencontre inaugurale entre Raphaël et le vieil antiquaire du quai Voltaire, ce dernier soutient que « Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit ; mais Savoir laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme ». Or cette affirmation préliminaire est mise à mal durant le roman, la désillusion politique représentant la faillite du pouvoir et la déception épistémique représentant celle du savoir.
Raphaël quant à lui incarne la question du vouloir, d'une part parce qu'il est l'auteur d'une « Théorie de la volonté », d'autre part car la magie de la peau dont il devient le possesseur le confronte bien évidemment, et bien cruellement, à cette question du vouloir, de la volonté, du désir. Or si vouloir le tue car la peau rétrécit à chacun de ses désirs, ne pas vouloir le tue tout autant, le plongeant dans un terrible état végétatif. Le roman semble ainsi s'achever sur le regret de n'avoir pas su vouloir : « Raphaël avait pu tout faire, il n'avait rien fait » et sur un dernier sursaut de volonté, Raphaël cède au désir représenté par Pauline.
IV. Corpus : Les romans de l'énergie, cration et destruction
Faust (1808) de Goethe
Faust est l'une des œuvres les plus célèbres de la littérature. Elle narre la façon dont le vieux Docteur Faust, pourtant éminent savant, succombe, dans un moment de désespoir, à la tentation de Méphistophélès (l'un des noms du Diable) qui lui propose de lui rendre sa jeunesse et de lui faire découvrir tous les plaisirs terrestres en échange de son âme.
Peter Schlemihl (1813) de Chamisso
Peter Schlemihl est un jeune homme pauvre qui rencontre un jour un étrange homme gris qui lui propose de donner une bourse magique qui jamais ne se vide, en échange de son ombre. Peter Schlemihl accepte ce qu'il croit être un marché à son avantage, mais l'absence de son ombre lui cause de sérieux ennuis.
Melmoth ou l'Homme errant (1820) de Maturin
L'aparté désigne le discours qu'un personnage prononce sans être entendu des autres personnages (ce qui relève bien sûr d'une convention théâtrale). Entendu des spectateurs, l'aparté, qui dévoile les pensées de celui qui s'exprime, permet d'informer le public sur ses véritables motivations. Il révèle ainsi le double jeu de certains personnages, notamment ceux qui trament des machinations contre les autres.
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