La confrontation au théâtre


Fiche

Dans l'Antiquité grecque, le mot âgon, qui signifie d'abord « concours », « lutte », est utilisé par différents auteurs, comme Plutarque et Aristote, pour désigner le théâtre lui-même, résumant ce genre comme le lieu de l'affrontement. En effet, la scène théâtrale a toujours permis la confrontation entre personnages, et ce notamment en raison de sa dimension orale, dialoguée. Eugène Ionesco reprendra d'ailleurs cette idée dans Notes et contre-notes (1962) : « Il faut aller au théâtre comme on va à un match de football, de boxe, de tennis. Le match nous donne en effet l'idée de ce qu'est le théâtre à l'état pur : antagonismes en présence, oppositions dynamiques, heurts sans raison de volontés contraires. »
1. Le duel verbal
La bienséance
• Le théâtre classique, dans la seconde moitié du xviie siècle, répond à plusieurs règles inspirées du théâtre antique, qui imprégneront longtemps encore l'écriture théâtrale. Une de ces règles, la bienséance, invite le dramaturge à respecter la morale et à ne pas choquer le spectateur par la présence de sang sur scène. Les affrontements violents, tels que le duel ou la bataille, doivent se dérouler en dehors de la scène et être relatés aux spectateurs par un personnage.
• L'affrontement physique est donc extrêmement rare sur une scène de théâtre. Ainsi, dans Phèdre de Racine (1677), Théramène rapporte à Thésée le combat contre un monstre marin dans lequel a péri Hippolyte, son fils.
Le dialogue comme duel
• Afin de respecter cette règle de la bienséance, ou par simple habitude de cette convention, les dramaturges remplacent souvent le duel physique par un duel verbal : l'affrontement par les mots devient le moyen de faire voir au spectateur le véritable combat physique qu'il est impossible de montrer.
• Dans Le Cid de Pierre Corneille (1637), Rodrigue veut venger l'honneur de son père, bafoué par le comte Don Gomès, le père de sa bien-aimée. Les deux personnages s'affrontent alors verbalement dans un dialogue très dynamique. Rodrigue tuera finalement Don Gomès en duel, mais hors scène : la joute verbale permet donc de montrer au spectateur l'affrontement.
• Edmond Rostand ira jusqu'à faire des mots une arme supérieure à celle de l'épée. Dans sa pièce Cyrano de Bergerac, le personnage éponyme provoque en duel le vicomte de Valvert et, tandis qu'il se bat à l'épée sur scène, compose une ballade dans laquelle revient le refrain « À la fin de l'envoi, je touche ». Le vicomte, muet, finit par chanceler, et Cyrano est applaudi et acclamé par l'assemblée : il remporte le duel par son panache plus que par ses qualités guerrières.
2. La confrontation comme ressort théâtral
Un ressort de l'action
• La querelle est souvent un moteur de l'action : en effet, elle permet des révélations qui font progresser l'histoire.
• Dans le Mariage de Figaro de Beaumarchais (1778), par exemple, c'est la rivalité entre Figaro et son maître, le Comte, qui fait progresser l'action : tous deux veulent gagner le cœur de la servante Suzanne, et leurs disputes donnent à voir qui l'emporte sur l'autre à chaque instant de la pièce.
Un ressort comique
• Parce qu'elles sont dynamiques, les querelles constituent souvent un ressort comique.
• Les scènes de ménage prennent souvent des allures comiques : ainsi Mme Jourdain se moquant des lubies de son mari dans Le Bourgeois gentilhomme de Molière (1670), ou encore Léontine mettant son mari face à son infidélité dans Monsieur chasse ! de Georges Feydeau (1892).
Un ressort psychologique
• L'affrontement provoque souvent, par l'exaspération, l'expression d'émotions enfouies, éclairant ainsi la psychologie des personnages qui en disent un peu plus sur ce qu'ils pensent ou éprouvent.
• Le conflit entre Antigone et Créon, dans la pièce de Jean Anouilh (1942), aboutit à la révélation, de part et d'autre, des véritables émotions des deux personnages. Créon avoue qu'il aurait préféré enterrer le frère d'Antigone, mais ne l'a pas pu à cause de son devoir politique. Ce dialogue révèle par ailleurs tout le courage d'Antigone qui ne revient pas sur sa position et réitère son choix de mourir, malgré la sensibilité que choisit d'afficher Créon.
3. La confrontation des valeurs
L'affrontement est aussi le lieu du débat, de l'échange d'idées contraires.
Le conflit des générations
• La confrontation a souvent lieu entre deux générations qui ne se comprennent pas. Dans L'Avare (1668), Molière oppose ainsi Cléante à son père qui a décidé d'épouser sa bien-aimée, Mariane : une guerre entre le père et le fils, que tout opposait déjà. Dans Les Fausses Confidences (1737), Marivaux oppose quant à lui la mère et la fille : Mme Argante considère que sa fille, Amarinte, aime un homme inférieur à sa condition et la prévient contre une éventuelle mésalliance.
• Le désaccord entre générations se cristallise donc la plupart du temps sur le sujet du mariage, l'exemple le plus parlant étant évidemment Roméo et Juliette de William Shakespeare (1597). Jean Cocteau fait même de l'incompréhension entre parents et enfants un sujet en soi, dans sa pièce Les Parents terribles (1938), puis dans son film Les Enfants terribles (1950).
Le débat politique
• Le dialogue théâtral devient également le lieu de véritables débats politiques où des personnages expriment leurs théories, souvent dans le but de trouver une solution pratique.
• Jean-Paul Sartre, dans Les Mains sales (1948), puis, en réponse, Albert Camus, dans Les Justes (1949), s'intéressent aux divergences d'opinions au sein d'un même parti. Des personnages débattent ainsi sur la question des attentats en politique : jusqu'où peut-on aller par idéologie ? D'une autre manière, Jean-Claude Brisville fait du débat d'idées politiques la matière de sa pièce Le Souper (1989), dans laquelle il imagine la rencontre de Fouché, républicain, et Talleyrand, monarchiste, s'interrogeant sur la nature du gouvernement à donner à la France au lendemain de l'abdication de Napoléon Bonaparte.
La confrontation des idées
• Le théâtre est également le lieu de débats philosophiques et de confrontations de visions du monde.
• D'abord écrit sous forme de tragédie par Sophocle (441 av. J.-C.), puis repris par de nombreux dramaturges tels que Jean Cocteau (1922), Jean Anouilh (1942), ou encore Bertolt Brecht (1948), le mythe d'Antigone a souvent été mis en scène, car il exprime l'opposition entre deux considérations morales incompatibles : l'affrontement de la loi humaine, incarnée par Créon refusant d'enterrer Polynice qui a trahi sa cité, et de la loi divine, incarnée par Antigone, qui brave l'interdiction de son oncle en offrant une sépulture à son frère.
4. La confrontation, vers la révolution ?
Le conflit entre deux personnages permet au dramaturge de réfléchir aux rapports humains et ainsi d'inviter la société au changement, voire à la révolution.
La guerre des sexes
• Le dialogue théâtral permet souvent de mettre en cause la place de la femme dans la société. La pièce Les Femmes savantes de Molière (1672) s'ouvre sur un débat entre deux sœurs, Armande et Henriette, qui se disputent à propos de la condition des femmes : l'une considère qu'elles doivent élever leurs enfants et veiller au bien-être de leur famille, l'autre se montre en faveur de l'émancipation féminine.
• Dans une autre de ses comédies, L'École des femmes (1662), Molière oppose homme et femme : Agnès, d'abord naïve et soumise à Arnolphe qui compte l'épouser, finit par s'émanciper et oppose au discours amoureux d'Arnolphe sa plus totale indifférence. Un siècle plus tard, Marivaux, dans La Colonie (1750), oppose les hommes aux femmes : au sein d'un groupe banni sur une île, les femmes décident de mettre en place leur propre gouvernement parallèlement à celui des hommes. La confrontation théâtrale soutient dès lors la révolution féministe.
La lutte des classes
• Les dramaturges représentent par ailleurs la relation entre maître et valet, préparant, dès le xviie siècle, la Révolution française et l'abolition des privilèges de la noblesse. Ainsi, chez Molière, maître et valet se disputent régulièrement sur scène : Scapin se venge de son maître Léandre dans Les Fourberies de Scapin (1671), Sganarelle débat et exprime son désaccord face à son maître Dom Juan dans la pièce éponyme (1665) et la servante Nicole se moque ouvertement de son maître, M. Jourdain, qu'elle tourne en ridicule dans Le Bourgeois gentilhomme (1670).
• Au xviiie siècle, dans les pièces de Beaumarchais et de Marivaux, les valets formuleront des revendications explicites : ils veulent être reconnus et respectés. Dans L'Île des esclaves (1725), Marivaux imagine une île sur laquelle les maîtres deviennent les esclaves, et les esclaves les maîtres, afin que les maîtres apprennent du sort de leurs esclaves et en tirent une leçon. Pour la première fois, dans Le Mariage de Figaro (1778), Beaumarchais fait d'un valet le personnage principal d'une pièce de théâtre : Figaro se rebelle contre son maître et refuse les privilèges de la noblesse. Plus tard, Jean Genet reprend le thème de la revendication sociale dans sa pièce Les Bonnes (1947) : deux sœurs, Solange et Claire, ont pour habitude de mettre en scène leur relation à leur maîtresse, comme pour exorciser la haine qu'elles éprouvent à son égard.
5. La confrontation à soi
Au-delà du dialogue, le monologue et la tirade sont également des formes de confrontation, soit parce que le personnage, seul ou presque, se laisse aller à dire le fond de sa pensée, soit parce qu'il peut délibérer avec lui-même, rendant visible le conflit qui l'habite.
L'aveu
• Lors d'un monologue, le personnage est seul en scène : il s'agit donc d'une opportunité pour le personnage d'avouer (ou de s'avouer) ce qu'il ne peut dire aux autres personnages, et pour le dramaturge de révéler aux spectateurs une information importante.
• Ainsi Phèdre, dans la pièce éponyme de Jean Racine (1677), confesse dans une longue tirade l'amour qu'elle éprouve pour son beau-fils : elle s'adresse d'abord à sa servante, Œnone, mais cette interlocutrice apparaît simplement comme un prétexte à la délivrance verbale de Phèdre, tant elle s'efface. Au-delà d'Œnone, au-delà des spectateurs, c'est à elle-même que Phèdre avoue cet amour interdit.
Se découvrir
• Le monologue et la tirade sont également le lieu du dialogue avec soi, pour se connaître ou pour délibérer. Dans Lorenzaccio d'Alfred de Musset (1834), Lorenzo, sur le point de tuer son cousin, se livre, dans un long monologue, à une véritable répétition de l'assassinat, au cours de laquelle il prend conscience de son anxiété et affermit sa décision.
• Dans Le Cid de Pierre Corneille (1637), Rodrigue se confronte au dilemme que le destin a placé sur son chemin : venger son père en tuant le père de sa bien-aimée, ou abandonner la vengeance et vivre son amour avec Chimène. Le monologue devient une véritable délibération par laquelle Rodrigue prend finalement une décision : il vengera son père.
• Enfin, dans Rhinocéros d'Eugène Ionesco (1959), Bérenger parvient, après un long monologue délibératif, à résister, contrairement à tous les autres personnages, et ne se laisse pas contaminer par la rhinocérite.
Le théâtre, parce qu'il est le genre du dialogue oral, est par excellence le genre du conflit. En effet, la confrontation y est un ressort primordial, faisant efficacement progresser l'action. Au-delà de sa fonction formelle, le rapport de force sur scène permet d'interroger les rapports humains et ainsi d'insuffler un changement dans la société. Enfin, le monologue et la tirade eux-mêmes permettent le retour sur soi, et, partant, une véritable quête psychologique.
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