La poésie du xixe siècle au xxie siècle


Fiche

Le début du xixe siècle constitue un véritable tournant dans la création poétique. En effet, le poème, qui se définissait jusqu'alors comme un bel objet conçu grâce à des règles strictes et visant à célébrer le monde, devient progressivement le lieu de nouvelles explorations. Au travers d'innovations formelles et thématiques, la poésie se renouvelle afin de servir de nouvelles ambitions. En effet, parce qu'il a pour fonction de révéler le monde aux hommes, le poète cherche un équilibre nouveau entre vulgarisation et sublimation.
1. Une révolution poétique
Renouvellement des thèmes
• Les poètes reprennent les sujets poétiques classiques, tels que l'amour, la mort ou encore la fuite du temps, mais se tournent peu à peu vers des thèmes jusqu'alors ignorés en poésie.
• Les surréalistes notamment, qui se passionnent pour les progrès de la psychanalyse et la découverte de l'inconscient, explorent au xxe siècle l'intériorité humaine en ce qu'elle échappe à la réalité et à l'analyse : le rêve, la magie, l'imaginaire, le hasard…
Renouvellement des formes
• Du Moyen Âge au xixe siècle, les formes fixes dominent : elles respectent des règles précises concernant le nombre et le type de strophes, le type de vers et de rimes, etc. Le poète effectue un travail de recherche formelle : que ce soit par la musicalité et le rythme, qui permettent de rendre les vers harmonieux, ou par des images (comparaisons et métaphores), le thème du poème est enrichi et mis en valeur. Cette conception de la poésie comme « ornement » donne la priorité à sa valeur esthétique. Elle correspond à un refus du prosaïsme, à un désir de s'éloigner d'une réalité vulgaire : Théophile Gautier, auteur appartenant au courant littéraire du Parnasse, affirme ainsi que « tout ce qui est utile est laid ». La poésie est la recherche d'un idéal langagier, très loin de la communication courante, et dont le but n'est pas l'utilité ou l'efficacité.
• Bien que certains poètes aient déjà exploré cette voie auparavant, c'est à partir du xixe siècle que l'on commence à considérer que la recherche esthétique ne passe plus nécessairement par la forme fixe. Les romantiques d'abord, puis les symbolistes, revendiquent une liberté créatrice, qui s'oppose au respect de règles trop contraignantes.
• Les poètes assouplissent alors le vers et se mettent à employer des vers moins usuels, tout en multipliant les ruptures de rythme. Ainsi Verlaine écrit-il dans son Art poétique :
« De la musique avant toute chose
Et pour cela préfère l'Impair »

• Les vers de ce poème comptent neuf syllabes, c'est-à-dire un nombre impair – alors que les poètes privilégiaient traditionnellement les mètres pairs.
• À partir de cette époque, la perfection formelle ne dépend plus du respect des cadres existants, mais repose au contraire sur l'ouverture et l'innovation langagière : les poètes réinventent les formes avec, notamment, l'apparition du vers libre (combinaison de différents mètres). Baudelaire, dans les Petits Poèmes en prose, abandonne même totalement le vers. Contrairement aux apparences, il ne détruit pas ainsi la poésie : le rythme, les sonorités, les figures de style, etc. sont toujours bien présents. Cet extrait de la préface des Petits Poèmes en prose le montre bien :
« Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? »

Le renouvellement des formes oriente la poésie vers une dimension picturale. Grâce aux vers libres et aux formes non fixes de poèmes, le lecteur découvre dans son recueil des dispositions particulières du texte sur la page. Les poètes tirent de cette variété des possibilités multiples : passage à la ligne ou non, emploi ou abandon des rimes (qui ne sont pas seulement sonores, mais aussi visuelles), usage des « blancs » entre des strophes hétérométriques (c'est-à-dire formées de vers de différents types), etc. Chaque poème devient ainsi une œuvre singulière et inattendue, et offre une redécouverte du langage. Ces formes nouvelles sont déstabilisantes pour un lecteur qui n'a plus ses repères habituels. Elles permettent une mise en relief de certains termes, ou bien attirent l'attention sur l'aspect graphique du langage. On peut penser ici au recueil Calligrammes, où Apollinaire écrit selon le dessin même de ce qu'il évoque dans le poème. D'autres auteurs, tels que Blaise Cendrars, mêlent les innovations sonores et visuelles, comme dans cet extrait de La Prose du Transsibérien :
« Dans les déchirures du ciel, les locomotives en furie
S'enfuient
[…]
Tout est un faux accord
Le « broun-roun-roun » des roues
Chocs
Rebondissements »

• Dans cet extrait, les inventions de termes, les passages fréquents à la ligne et les vers formés d'un seul mot disent la rupture et la disharmonie. Ils se rapportent à la vision kaléidoscopique que l'on peut avoir lorsque l'on voyage en train : on voit au travers d'une vitre se succéder (presque se télescoper) des objets et paysages.
Une poésie évocatrice
• À partir du xixe siècle, la « modernité poétique » se signale certes par des innovations concernant la musicalité et la dimension visuelle du poème. Cette dernière n'est pas seulement graphique : elle tient également à la capacité qu'ont les mots de se lier pour créer des « images ». Les comparaisons et les métaphores ont toujours joué un rôle essentiel en poésie : du xixe siècle au xxie siècle, le renouvellement touche aussi ce domaine. Baudelaire, dans Les Fleurs du Mal, propose des associations inattendues comme dans ce vers de « Correspondances » : « Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants ». Selon lui (et selon les symbolistes), des liens existent entre le visible et l'invisible, entre les couleurs et les sons, et le poète doit déchiffrer cette « forêt de symboles ».
• Les surréalistes vont creuser cette veine et chercher des images qui soient les plus étranges possible : à la suite de Lautréamont qui désirait « la rencontre fortuite, sur une table de dissection, de la machine à coudre et du parapluie », ils rapprochent des termes pourtant très éloignés. Ce faisant, ils créent de l'inédit et ouvrent ainsi la voie à une autre façon de voir le monde. Pour Breton, Desnos, Éluard, etc., le rationnel n'est qu'une façon parmi d'autres d'envisager le réel, et une façon réductrice ; leur travail poétique est donc une exploration de tout ce que nous négligeons habituellement, comme les rêves qui ont pour les surréalistes autant d'importance que la vie quotidienne, voire davantage.
2. Les fonctions nouvelles du poète
Les origines
• En Grèce, le poète (l'« aède », ou chanteur) est un artiste qui reçoit l'inspiration et chante les exploits des dieux (ou des héros – c'est-à-dire des demi-dieux) en s'accompagnant d'une lyre. Le poète latin est lui aussi inspiré des dieux, puisqu'il en est l'interprète. Être désigné, il se distingue du reste des humains par ce « don », mais reste profondément « homme », avec ses faiblesses.
• Le terme « poète », utilisé en français, a été formé à partir de la racine poieïn, qui signifie « faire, créer ». Un poète est donc avant tout un créateur, celui qui fait œuvre – mais la matière qu'il travaille est spécifique, puisqu'il s'agit des mots. Ainsi, le poète est en partie lié au sacré – le sacré n'est pas nécessairement l'expression d'une religion, mais peut renvoyer à une manière enchantée, spirituelle de voir le monde. Le poète a donc ceci de paradoxal qu'il touche au sacré en utilisant un outil banal et propre à chacun, le langage.
Le poète engagé
• Au xixe siècle, le poète se trouve engagé dans l'histoire et le poème devient un puissant outil politique, dans le cadre des grands combats du xixe siècle (Victor Hugo critiquant Napoléon III, « Napoléon le petit » dans ses Châtiments, ou encore les poèmes rédigés par plusieurs auteurs contre l'esclavage). Cet engagement se poursuit au xxe siècle, notamment pour résister à l'occupant nazi au cours de la Seconde Guerre mondiale (René Char, Robert Desnos ou encore Paul Éluard).
Le poète et les mots
• À cette époque, le poète s'interroge sur le langage et cherche à rendre aux mots leur authenticité et leur pureté.
• Mallarmé souhaite ainsi « redonner un sens plus pur aux mots de la tribu » : il cherche un langage originel, restitue aux mots leur sens étymologique (le plus souvent oublié), il mêle les sens d'un mot polysémique, etc. L'objectif de tels poètes n'est plus seulement d'orner la pensée selon des codes préétablis, il est de déployer toutes les richesses d'une langue et ainsi de donner accès à des sens multiples.
Un interprète du monde
• À l'opposé de cette fonction par laquelle le poète s'unit à toute une société, un autre rôle lui fait dire les mouvements les plus intimes du cœur. Dans ce cas, le poète n'est plus l'interprète d'un groupe : il cherche par son lyrisme à exprimer les sentiments et émotions qui l'étreignent. Cependant, en étant ainsi profondément personnel, le poète se fait proche de chacun : en effet, le lyrisme de l'auteur renvoie le lecteur à ses propres expériences et sensations. Les romantiques ont particulièrement revendiqué cette facette de la poésie : Lamartine affirme ainsi avoir remplacé « les cordes de la lyre par les fibres mêmes du cœur de l'homme ».
• Mais si le poète est proche de chacun lorsqu'il exprime ses émotions, il est en même temps différent des autres : parce qu'il peut écouter les mouvements de son cœur, parce qu'il cherche à traduire ce qu'il éprouve, parce qu'il transforme ces expériences vécues en mots capables d'aller vers les autres. Il a donc d'une part une sensibilité exacerbée, d'autre part le désir d'aller vers l'art. Baudelaire, dans « L'Albatros » (Les Fleurs du Mal), compare le poète à cet oiseau : majestueux dans les airs, capable de s'élever là où les autres ne vont pas – mais de ce fait à l'écart des autres hommes, et inadapté au monde quotidien : « Ses ailes de géant l'empêchent de marcher ». Vivant dans un univers autre, le poète est, toujours selon Baudelaire, celui qui voit le monde comme une « forêt de symboles » (Correspondances). La fonction du poète devient alors une fonction « éclairante ». Par son attention aux objets ou aux êtres, il nous révèle le quotidien sous un autre jour : il devient démiurge.
• Rimbaud, à la fin du xixe siècle, se définit comme un « voyant ». Partant du mot, de sa polysémie, de ses sonorités, il cherche à dire dans sa poésie la multiplicité du monde – que notre langage quotidien tend à nier. Tandis que le langage commun rejette la complexité et le mystère, le langage poétique doit aller vers l'inconnu, rechercher l'inédit afin d'élargir la pensée, la faire naître.
• Le poète acquiert ainsi le statut de celui qui dit une vérité non soupçonnée. La vérité poétique n'est pas une vérité scientifique, elle ne se démontre pas ; mais elle est un voile qui se lève, une découverte – parfois autour d'un élément qui semblait pourtant très familier. Le paradoxe poétique est là : alors même que la poésie est très éloignée de la science, elle peut révéler une forme de connaissance et de vérité. Paul Éluard le résume ainsi dans son poème « L'Habitude » : « Voilà pourquoi je dis la vérité sans la dire ».
La révolution poétique, formelle et thématique, est donc étroitement liée à cette fonction paradoxale du poète, qui est un être à part car il entrevoit ce que les autres ne perçoivent pas, ou ne perçoivent pas encore, et pratique la langue avec virtuosité, et qui demeure pourtant humain : il est chargé de communiquer aux autres hommes ce qu'il entrevoit.
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