Guillaume Apollinaire, Alcools : commentaire

Énoncé

Vous commenterez ce texte extrait de « Vendémiaire », poème issu du recueil Alcools de Guillaume Apollinaire.
[…]
Les villes répondaient maintenant par centaines
Je ne distinguais plus leurs paroles lointaines
Et Trèves la ville ancienne
À leur voix mêlait la sienne
L'univers tout entier concentré dans ce vin
Qui contentait les mers les animaux les plantes
Les cités les destins et les astres qui chantent
Les hommes à genoux sur la rive du ciel
Et le docile fer notre bon compagnon
Le feu qu'il faut aimer comme on s'aime soi-même
Tous les fiers trépassés qui sont un sous mon front
L'éclair qui luit ainsi qu'une pensée naissante
Tous les noms six par six les nombres un à un
Des kilos de papier tordus comme des flammes
Et ceux-là qui sauront blanchir nos ossements
Les bons vers immortels qui s'ennuient patiemment
Des armées rangées en bataille
Des forêts de crucifix et mes demeures lacustres
Au bord des yeux de celle que j'aime tant
Les fleurs qui s'écrient hors de bouches
Et tout ce que je ne sais pas dire
Tout ce que je ne connaîtrai jamais
Tout cela tout cela changé en ce vin pur
Dont Paris avait soif
Me fut alors présenté
Actions belles journées sommeils terribles
Végétation Accouplements musiques éternelles
Mouvements Adorations douleur divine
Mondes qui vous ressemblez et qui nous ressemblez
Je vous ai bus et ne fus pas désaltéré
Mais je connus dès lors quelle saveur a l'univers
Je suis ivre d'avoir bu tout l'univers
Sur le quai d'où je voyais l'onde couler et dormir les bélandres
Écoutez-moi je suis le gosier de Paris
Et je boirai encore s'il me plaît l'univers
Écoutez mes chants d'universelle ivrognerie
Et la nuit de septembre s'achevait lentement
Les feux rouges des ponts s'éteignaient dans la Seine
Les étoiles mouraient le jour naissait à peine

Corrigé

Introduction
« Il faut être absolument moderne », proclame Arthur Rimbaud dans Une saison en enfer. En publiant Alcools en 1913, Guillaume Apollinaire semble répondre à cet appel. Ce recueil ne cesse en effet de surprendre son lecteur en se libérant de différentes contraintes. « Vendémiaire », le dernier poème de l'œuvre, ne fait pas exception. Ce poème long de plus de 170 vers, nous propose un singulier voyage poétique. Les vers se suivent librement et, loin de proposer une fin bien délimitée, Apollinaire semble nous inviter à ouvrir de nouvelles portes dans les derniers vers du poème. C'est pourquoi nous montrerons que cette clôture est aussi une ouverture. Pour cela, nous commencerons par souligner la dimension polyphonique du poème avant d'analyser l'ivresse poétique offerte par l'auteur. Nous explorerons ensuite les mondes qu'Apollinaire nous invite à découvrir.
Un chant polyphonique
Une voix personnelle
Dans les derniers vers du recueil, nous continuons à suivre ce « je » poétique qui s'exprime souvent dans Alcools. L'extrait commence d'ailleurs par un effort de ce « je » qui tente de distinguer des paroles qui nous échappent. C'est bien par son intermédiaire que nous pénétrons dans l'espace du poème et que nous progressons dans ses vers. Il impose une forme d'unité, comme lorsqu'il évoque « tous les fiers trépassés qui sont un sous [son] front ». C'est lui qui nous somme d'être, à notre tour, attentifs, comme pour rappeler au lecteur que cette parole ne vit que pour être partagée. « Écoutez-moi », « Écoutez mes chants », nous demande-t-il. Le poème contient bien d'autres marques de la première personne : le « je » est souvent sujet de l'expérience poétique, mais il peut aussi se faire objet, comme lorsqu'il devient lui-même destinataire de connaissances qui le dépassent : « Et tout ce que je ne sais pas dire / Tout ce que je ne connaîtrai jamais / Me fut alors présenté ». Certes, l'évocation « des yeux de celle [qu'il] aime tant » est un topos de la poésie lyrique. Mais ce regard n'est qu'un élément de ce vaste tableau. Tout en étant à la source du poème, la voix qui s'adresse à nous peut donc aussi s'effacer pour faire entendre d'autres chants.
D'une parole à l'autre
Tout au long du recueil d'Apollinaire, les voix se croisent et les héritages se mélangent pour nous offrir un chant singulier, à la fois unique et composite. Dès le début de cet extrait, le poète se fait l'écho de « paroles lointaines » puisque « les villes répondaient maintenant par centaines », « et Trêves la ville ancienne / À leur voix mêlait la sienne ». Il n'est pas étonnant de voir ainsi des villes prendre la parole, tant l'univers urbain joue un rôle important dans Alcools. C'est du reste ce que confirme la fin de ce poème. Pour autant, la nature n'est pas muette puisque nous découvrons également des « fleurs qui s'écrient hors de bouches ». Même « les cités les destins et les astres […] chantent ». Ces échos participent à la richesse du poème. Ils le nourrissent et l'irriguent. C'est même en définitive « tout l'univers » que boit le « je » pour nous le restituer. En ce sens, l'expérience que nous propose Apollinaire n'a rien d'une aventure solitaire dans laquelle la voix poétique ne chercherait qu'à explorer l'espace de l'intime. On comprend alors pourquoi le poète, dans une lettre écrite en 1908, dit chercher « un lyrisme neuf et humaniste à la fois ». En somme, le chant du « je » ne l'isole pas : il l'unit au contraire à d'autres voix qui sont rassemblées pour mieux être renouvelées. C'est pourquoi Apollinaire peut, à la fin de ce poème, nous inviter à écouter ses « chants d'universelle ivrognerie », avec un pluriel qui rappelle le titre du recueil.
C'est bien une communion que propose ici Apollinaire. Le « je » sort de l'espace du moi pour rencontrer d'autres paroles et cette ivresse poétique se révèle particulièrement communicative.
Une ivresse poétique
Verres et vers
Dans le calendrier républicain français, « Vendémiaire » est le premier mois de l'année. Le recueil s'achève donc sur une forme de renouveau. Le titre du poème évoque en outre celui du recueil puisque « vendémiaire » est le mois des vendanges. On ne s'étonnera donc pas que, dans ce poème, il soit aussi question de « vin ». Le terme, placé à la fin du cinquième vers de l'extrait, paraît isolé, alors que les quatre précédents vers étaient unis par des rimes suivies. L'écriture en vers libre offre ici plus de souplesse au poète même s'il ne renonce pas, dans le cas de ce vers, à l'alexandrin. D'autres marques de l'ivresse rejoignent ce « vin ». Toutes sont le signe d'une soif infinie, que rien ne semble vraiment pouvoir étancher, comme l'indiquent ces vers : « Mondes qui vous ressemblez et qui nous ressemblez / Je vous ai bus et ne fus pas désaltéré ». « Je suis ivre d'avoir bu tout l'univers », écrit encore Apollinaire avant d'ajouter : « Écoutez-moi je suis le gosier de Paris / Et je boirai encore s'il me plaît l'univers ». Même ce qui appartient à l'inconnu est en définitive changé en « vin pur ». Le poète distille le monde pour en faire un alcool poétique qui viendra ensuite enivrer son lecteur.
Des repères troublés
Les repères du lecteur, lorsqu'il est gagné par cette ivresse, sont alors troublés. La modernité de l'écriture d'Apollinaire lui permet de nous plonger dans une succession d'images. L'absence de ponctuation accélère cette cascade de vers. L'énumération tourne parfois au tourbillon, comme lorsque défilent sous nos yeux « les mers les animaux les plantes / Les cités les destins et les astres ». Plus loin dans le poème, le rythme se fait encore plus rapide, jusqu'à devenir étourdissant : « Actions belles journées sommeils terribles / Végétation Accouplements musiques éternelles / Mouvements Adorations douleur divine ». Le substantif « mouvements », renforcé par le pluriel, semble ici particulièrement approprié. Les figures d'analogie participent également à ces apparitions aussi intenses que fugitives. « L'éclair qui luit ainsi qu'une pensée naissante » produit de fulgurantes illuminations. Surgissent par exemple devant nous « des kilos de papier tordus comme des flammes » ou encore « des forêts de crucifix ». La comparaison et la métaphore, tout en reposant sur des termes qui ne sont pas étrangers au lecteur, créent des ponts entre des univers a priori éloignés.
Ces alcools rassemblés dans le recueil irriguent donc des courants vifs, sur lesquels le lecteur ne peut que se laisser porter. Ce dernier peut alors découvrir de nouveaux mondes, à la fois proches de ceux qu'il connaît et complètement différents.
De nouveaux mondes
Rencontres
Guillaume Apollinaire procède ici, comme souvent dans Alcools, à de curieux « accouplements », pour reprendre l'un des termes de l'extrait. Il s'agit d'abord de faire s'entrechoquer des éléments a priori opposés. Nous croisons par exemple dans ces vers le « fer » et le « feu », qui ne sont pas dépourvus de connotations inquiétantes, d'autant qu'ils précèdent des « trépassés » et « des armées rangées en bataille ». Mais ils sont pourtant associés à des mots plus rassurants. Ainsi, les « trépassés » sont qualifiés de « fiers ». De même, « le docile fer notre bon compagnon » et « le feu qu'il faut aimer comme on s'aime soi-même » ne sont pas seulement rassemblés pour effrayer. Ils animent au contraire ce poème agité par des vents contraires. La mort et la naissance sont par ailleurs associées à la toute fin de ce poème : « Les étoiles mouraient le jour naissait à peine ». Les vendanges annoncées dès le titre du poème sont en outre propices aux rencontres : le vin récolté se répand dans les villes et Paris devient un carrefour. Villes et campagnes se trouvent définitivement rassemblées. Les « fleurs » et la « végétation » s'unissent aux « bélandres » et aux « feux rouges des ponts [s'éteignant] dans la Seine ». Les sonorités même permettent de réunir Paris et la Seine avec bien « des villes anciennes ».
Métamorphoses
Guillaume Apollinaire parvient par conséquent à atteindre un équilibre fait de multiples contrastes. Les tensions, dans ses vers, ne sont pas dépourvues d'harmonie. Les mondes, en dépit de leur diversité, peuvent être rapprochés et unifiés, comme le suggère notamment ce vers : « Mondes qui vous ressemblez et qui nous ressemblez ». Certes, le « je » paraît dans cet extrait menacé par le silence puisqu'il fait lui-même état de « tout ce [qu'il] ne [sait] pas dire ». Reste que, par ses visions, Apollinaire parvient à réinventer « tout l'univers », des « plantes » jusqu'aux « astres », des « animaux » jusqu'aux « hommes à genoux sur la rive du ciel ». La fin du poème pourrait marquer le terme de ce voyage : la nuit s'achève, les feux s'éteignent et les étoiles meurent. Mais cette fin, qui n'est pas dépourvue de douceur comme le prouve par exemple l'adverbe « lentement », est aussi une renaissance. Elle invite tout d'abord le lecteur à saisir ces verres et ces vers pour s'approprier ces visions. Rien n'est jamais figé dans l'espace poétique d'Alcools. C'est au lecteur, en suivant le courant du poème, d'imaginer de nouvelles métamorphoses. La fin du recueil nous pousse alors à ouvrir nos yeux et nos oreilles pour boire à notre tour « tout l'univers ». En ce sens, Alcools, dans un même mouvement, nous éloigne du monde que nous connaissons et nous en rapproche.
Conclusion
Ces derniers vers permettent donc bien à Guillaume Apollinaire d'achever son recueil sans mettre pour autant un point final à l'aventure poétique. « Vendémiaire » est aussi une aube, faite d'ivresse, d'illuminations et peut-être de révolutions, comme pourrait le laisser penser la référence au calendrier républicain. Sans rejeter tout à fait le passé, Guillaume Apollinaire fait ici preuve de modernité et il annonce les expériences surréalistes qui marqueront l'entre-deux-guerres. Il est d'ailleurs, avec sa pièce Les Mamelles de Tirésias, l'un des premiers à avoir utilisé le terme « surréaliste ».